mercredi 16 avril 2008

Episode 4

Au bout d’un certain moment Wicca se tourna vers moi et me tança avec une pointe de regret. D’après elle il était impossible de ne pas comprendre ce qu’elle venait de décrire : dépression sur les parois, distributeurs quatre voies, évaporateur à portée rectifiée et j’en passe. Je dus lui rappeler que je venais d’une toute petite ville où la plus moderne des machines servait au transport du minerai de fer et qu’elle était plus vieille que moi. De toute façon, par chez moi il n’y avait que rarement de bonnes informations et de bons livres, tout au plus quelques commerçants daignaient apporter d’anciennes éditions qui m’avaient permis de me former. Sans se formaliser plus que cela, elle se saisit d’une pile de journaux qu’elle me tendit en souriant. C’est alors que je prenais l’épaisse couche de papier que je pus enfin détailler son visage : d’une forme étrange, il hésitait entre le ovale d’une belle jeune femme et le carré au niveau de la mâchoire, et ses yeux surmontés de sourcils un rien broussailleux reflétaient sa parenté avec l’homme qui vint nous rejoindre. Les pupilles grises perdues au milieu de la crasse qui couvrait sa peau brune semblaient me défier constamment, avec cet éclat qui n’existe que chez les gens dont la souplesse d’esprit s’accompagne d’une espièglerie de tous les instants. Lorsqu’elle défit enfin le chiffon qui recouvrait encore ses cheveux, ceux-ci apparurent de leur improbable vert de gris. Pour un peu, j’aurais presque cru qu’elle s’était mise la tête dans une cuvette de cuivre oxydée. Remarquant ma surprise, elle éclata de rire et me jaugea concernant mon ignorance. Son père était un « bien né », un homme dont la famille vivait en ville depuis des siècles tandis que sa mère était une fille d’une tribu du grand nord, les Bankedas, ou quelque chose approchant.
Son père fit chauffer pendant ce temps un thé dont l’odeur âcre et subtile à la fois envahit rapidement la pièce, puis me tendit une tasse grossièrement faite d’une conserve découpée et d’un bout de tuyau rapporté. Quitte à être mécano autant consommer le thé dans ce genre de bizarreries me dis-je en sirotant la chose. Le goût hésitait entre la limaille de fer et l’écorce d’oranger, et la couleur me fit songer à un bidon d’huile de ricin. Allez savoir pourquoi, j’appréciai immédiatement le breuvage et le félicita pour celui-ci. Il éclata d’un rire tonitruant. D’après lui, il était normal d’aimer ce genre de choses car c’était la seule chose que l’on pouvait se permettre dans un atelier. Une fois ce point accompagné d’un rire généralisé, il se dévêtit et je pus enfin voir qui se cachait sous l’épaisse combinaison sale : pas très grand mais trapu, un peu d’embonpoint, ses cheveux noirs tranchaient terriblement avec ceux de sa fille. Son nez écrasé comme celui d’un boxer et son sourire édenté le faisaient ressembler à un chien de mauvaise humeur alors que ses prunelles vertes contrastaient au point de lui donner une mine amusée d’enfant devenu adulte trop tôt. Une fois l’ensemble des couches de vêtements ôtés et simplement habillé d’un caleçon long et d’un maillot sans manche, il m’apparut encore plus musclé et velu. Il me regarda fixement avec énormément de sérieux.

- Tu ne te rends pas compte de ce que représente réellement la faculté STEAM gamin. C’est la pire chose qui puisse arriver à un vaporiste. Elle fera de toi un larbin en uniforme et t’enlèvera toute passion.
- Mais je veux apprendre ! Je veux devenir quelqu’un ! Répondis-je en criant. J’ai besoin de ce diplôme.
- Ola, ola gamin, reprit-il avec calme. Tu n’es pas obligé de faire STEAM pour être quelqu’un, et encore moins de choisir l’esclavage pour apprendre à être un mécano. Ecoute, il y a plein de facultés qui forment les jeunes comme toi…
- … Hors de question ! Coupais-je avec orgueil. J’ai choisi, je ferai STEAM !
- Très bien, alors quitte cette maison sur le champ, je ne veux rien avoir à faire avec un toutou des militaires.
- Fort bien monsieur ! Merci pour le thé, merci pour cette discussion. Je vous salue !

Je m’empressai de quitter l’atelier et de rejoindre le trolley quand Wicca m’attrapa par le bras. Elle m’accompagna à ma station et resta silencieuse tout le long du chemin. Arrivés au panonceau elle ne put s’empêcher de soupirer tout en observant les volutes de fumée sortant des hautes cheminées plantées ça et là dans le quartier. Je me tins silencieux moi aussi, vexé d’avoir été si brutalement remis en question par un étranger, et qui plus est concernant mes seuls espoirs. Cela commençait fort : mer perdre, atterrir dans une maison de fous et me faire virer sans autre forme de procès, il y a de quoi douter de mes convictions ! Lentement, elle tendit sa main vers le ciel et murmura pour elle-même qu’un jour, elle aussi volerait dans le ciel. Encore un rêve de mécanicien, un de ces grands rêves qu’on ne pouvait envisager qu’en ballon ou bien en dirigeable. Elle, ce qu’elle voulait, c’était une machine volante, un miracle de la technologie permettant à l’homme de rejoindre les oiseaux. Je ne pus m’empêcher de sourire et pris le parti de ne pas commenter. Cela me suffisait déjà de m’être mis à dos le père, pas question d’en faire autant avec la fille… et puis au demeurant je la trouvais aussi repoussante qu’attirante de par son allure agréable que de par son tempérament de garçon manqué.

Le trolley s’arrêta dans un sifflement appuyé, et je montai en la saluant. Elle me fit promettre de revenir la voir malgré la colère de son père qui, de toute façon était d’après elle un lunatique incurable. Après tout des amis dans une ville comme celle-ci, ça ne saurait se refuser me dis-je en m’accrochant à une lanière de cuir pour ne pas trébucher au démarrage. La cloche tinta, un nuage de vapeur envahit le trottoir, puis nous prîmes une grande artère longeant un canal au cœur de la ville.
C’est étrange comme les grandes cités peuvent être faites de choses si différentes. Après les fastes des quartiers riches, le mouvement d’un quartier populaire, je traversai toute une zone habitée par les résidents de troisième catégorie. Entre misère et saleté, les habitations étaient repoussantes, toutes souillées par la suie des usines et un pavé grossier pour toute route. Les cahots de la route semblaient même affecter les voies du trolley tant nous étions secoués. Les demeures étaient faites en brique rouge, la même qui avait servie à bâtir les ateliers, sauf qu’en guise de fenêtres il y avait de grands cadres en bois dénué de verre et des volets sombres pour fermer en cas de pluie. Pas une plante, pas un arbre, tout était désespérément triste et glauque. Sur le pas des entrées on pouvait dénombrer les familles, les pères ivres et les mères solitaires. Souvent en haillons ou en vêtements rapiécés, tous m’apparaissaient comme affreusement pauvres. Je doute qu’il y eut jamais un ramassage des ordures tant les monceaux d’immondices étaient hauts et puants. Croiser le regard d’un enfant barbouillé de boue au regard fatigué me fit frissonner tant il semblait porter à lui seul la croix de sa naissance. Je tournai alors le regard, hésitant entre abattement et colère intérieure. Ce n’était pas juste, pas équitable que la faim soit présente ici, au centre même de l’état… ah les espoirs de la jeunesse…

Tout à coup m’apparut le bâtiment le plus gigantesque que j’avais jamais vu, un immeuble d’une telle longueur qu’on aurait pu y loger toute ma ville. D’une blancheur immaculée et aux hautes baies vitrées, il défiait l’avenue qui s’était à nouveau parée d’un goudron parfaitement lisse. Une fois la stupeur passée je constatait alors qu’il ne s’agissait là que de dortoirs ou de ce qui pouvait s’y apparenter. Nous débouchâmes sur une grande cour carrée autour de laquelle s’agençait une tour immense marquée de gigantesques lettres rouge « STEAM », à son sommet du blason des vaporistes, et de chaque côté d’elle de longs alignements de bâtiments faisant songer à une caserne. Chacun de ces immeubles avait à son sommet un grand dôme vitré à la carcasse de fer forgé surmonté du drapeau national. Je descendis et observa un peu le mouvement : des dizaines, peut-être même des centaines d’étudiants en uniforme bleu marine arpentaient les lieux, saluant en claquant des talons leurs supérieurs en âge qui étaient sûrement professeurs ou officiers. Je m’avançai alors et toquai à la guérite du gardien. Celui-ci me salua sans excès de forme, se saisit de mes papiers et m’invita à suivre un réseau de flèches qui devait m’amener au centre administratif. Je devais donc pénétrer droit sous la grande tour, passer celle-ci, traverser une nouvelle cour intérieure, aller à droite, puis finalement demander au comptoir des admissions une entrevue avec le recteur.

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