mercredi 30 avril 2008

Episode 16

Je dus m’assoupir vu que je constatai que mon billet fut composté par le contrôleur sans que je ne le remarque. Au dehors la nuit commençait à tomber et le ciel de gris avait viré à un bleu sombre. Tout semblait d’huile, les collines au loin se distinguaient à peine de l’horizon, comme si ce fut un océan gelé dans ses mouvements qui représentaient mon champ de vision. Le bruit assourdi de la mécanique ronronnait, les raccords des rails gommés par les suspensions. Je m’étirai en baillant, heureux d’être assis là à attendre l’arrivée en gare de Ranetta. J’avais soif de repos, soif de revoir ma ville, mes rues, ma cour de récréation de l’école primaire. Je m’installai alors pour mieux voir au dehors, coudes sur le bord de la fenêtre qu’on avait fermée pour moi, le visage presque collé à la vitre tout comme je le faisais étant gamin. J’adorais voir les arbres défiler, passer à toute vitesse dans les gares et espérer compter les fenêtres des bâtiments. Quel changement entre ce monde mécanisé et cette nature à peine violée ! Je vus des champs fauchés pour l’hiver à perte de vue, des vergers aux feuilles tombant en préparation de l’hiver, et ces serres bâties pour protéger la récolte de fleurs multicolores. Nous longeâmes un long moment une petite rivière qui serpentait aux pieds du ballast. Vu d’en haut, on aurait pu croire que mon train roulait directement sur le liquide ou que nous volions au-dessus comme par magie.
Certains villages se distinguaient des autres par la présence d’un bâtiment plus haut que les autres, probablement un clocher ou une mairie plus orgueilleuse que de raison. Les fenêtres s’éclairaient une à une, chandelles et lampes devaient sûrement se poser sur les tables pour le dîner. Je me rendis alors compte que, moi aussi j’avais faim et que je n’avais pas prévu de provisions. Je pris le parti de me retenir d’acheter quelque chose au wagon restaurant, j’avais tellement d’argent que je voulais le donner à mes parents. Ils avaient tant faits pour moi ! Malgré de piètres résultats à l’école, dus autant à mon manque de travail qu’à des difficultés d’apprentissage, ils furent systématiquement moteurs dans mon éducation. Pour eux j’avais un avenir autrement plus radieux que mineur ou simple mécanicien. « Un de plus ça ne sert à rien ! » disait souvent papa en voyant des immigrants arriver en ville et repartir sans avoir trouvé d’emploi. Ce n’était pas du racisme, c’était un constat qu’il trouvait affligeant : nous avions déjà du mal à fournir du travail à tout le monde, donc à ses yeux il était inconcevable d’en fournir à des étrangers. Jamais il ne m’enseigna quoi que ce soit de mauvais, tout juste eut-il parfois la mauvaise tendance à tâter de la dive bouteille… Enfin, c’était une maladie commune à tous ceux qui travaillaient aux puits. Maman elle faisait souvent de la couture, des retouches pour « ajouter du beurre dans les légumes » et ainsi nous permettre un peu de superflu. J’appris énormément de mes parents, dont quelques vertus qui me sauvèrent la vie plus d’une fois. Respect et tolérance furent à leurs yeux les seules choses nécessaires l’existence. Jamais ils n’eurent à avoir honte d’eux, pas plus que je ne fis quoi que ce soit qui put leur faire honte.
Que de souvenirs, que l’école était loin déjà ! Quand je me décidai à reprendre mes études en main je pus alors avoir un niveau acceptable en entrant au collège de la ville. Bâtisse unique, les cours étaient mixtes non par choix mais simplement par manque d’enseignants. J’y appris mathématique, lettre et sciences avec facilité. Avec le recul je pense que le niveau était de piètre qualité tant il fallait que nous fassions de la place pour les classes suivantes. Enfin bon, j’étais déjà fasciné par les grosses pompes de drainage des mines, par ces bielles gigantesques ne s’arrêtant jamais, et par ces havages démesurés qui me laissaient sidérés. C’est peu à peu l’idée qui germa en moi : prendre le chemin de la capitale, entrer dans la légendaire STEAM et ainsi décrocher un diplôme de vaporiste. Il y avait bien une université aujourd’hui disparue à Ranetta, mais je ne croyais pas qu’elle aurait pu me donner un niveau équivalent à celle de la faculté nationale. Somme toute, tout me menait à Varia, tout concourut à faire de moi un aspirant puis un élève.

Le train entra dans la cinquième gare du trajet, Tombeim. C’était un de ces bourgs sans prétention avec un bras de mer pour seule activité. Le port, quelques quais pour décharger des marchandises, et puis encore et toujours cette forêt de cheminées. Depuis l’avènement de la vapeur et la révolution industrielle qui s’en suivit toutes les régions du monde connu se mirent à exploiter la puissance et la technologie de la vapeur. Ce fut un bond en avant, au moins autant que l’apparition de la marine à voile. Pourtant il y eut un immense revers à ce phénomène : le déboisement. Jusqu’à présent nul ne doutait de l’éternité des forêts, puis quand il fallut faire tourner les chaudières ce fut tout naturellement vers le bois que nous nous tournâmes. Les collines et autres forêts furent dévastées au point que certaines régions furent sinistrées à jamais. On parla de l’apparition de déserts autrefois luxuriants, du début de la famine pour certains villages privés du gibier et des ressources enfouies dans ces inextricables bocages. Malgré la nuit sans lune je pus voir les dites étendues dénudées où même les souches avaient été extraites pour être brûlées dans les fourneaux. Quel gâchis, heureusement que le charbon fut mis rapidement à l’honneur, mais cela engendra alors d’autres désastres humains.
Je songeai alors aux mines de fer et à l’extraction de cette roche noire. Des armées entières d’ouvriers furent mises au travail pour extraire le charbon, et on ne compta plus les accidents, coups de grisous, inondations des galeries, effondrements par irrespect des règles élémentaires de sécurité. L’armée mit alors à disposition des techniciens, des vaporistes et même des artificiers pour assainir la situation. Seulement, bien des régions n’acceptèrent pas l’ingérence militaire dans les affaires civiles Quoi de plus normal ? Déjà que les libertés individuelles étaient parfois peu évidentes, cela devenait à leurs yeux intolérables. On parla de révoltes matées dans le sang, de l’envoi de troupes pour instaurer la loi martiale, et j’eus à l’estomac une boule et un goût amer dans la bouche Serais-je, moi aussi, envoyé pour reprendre le contrôle d’une région ? Je ne comptais pas tirer sur des frères, des gens cherchant juste à vivre dignement…

Perdu dans mes pensées je m’assoupis à nouveau, sans manquer de demander à une femme entrée dans le compartiment lors de l’arrêt de me secouer à chaque station, ou du moins de demander au contrôleur de le faire. A cet effet elle m’informa qu’il suffisait de prendre le bout de carton bloqué au milieu de la porte du compartiment et d’y écrire sa gare d’arrivée. J’y mis mon nom ainsi que « RANETTA » en capitales pour être sûr d’être lisible. J’avais pourtant amélioré notablement mon écriture ces trois derniers mois, mais on est jamais à l’abri d’une erreur…

mardi 29 avril 2008

Episode 15

Dès les portes du bureau passées je pris le chemin de ma chambre, remis de l’ordre, préparai mon paquetage et fis ma valise. Il était temps que je retourne voir mes parents et leur annoncer la bonne nouvelle. Avant cela, je me rendis à l’accueil des élèves et demandai à voir Térésa pour la saluer. Elle se doutait bien que j’allais prendre ces quelques jours de repos mérités mais ignorait probablement que j’allais repartir à la maison. De toute façon je pouvais aussi bien n’y rester que quelques jours puis revenir en avance, et passer du temps en sa compagnie. C’était aussi une bonne option pour revoir Wicca et son père, bien qu’il m’ait fait comprendre sa désapprobation. J’avais choisi, ce choix me convenait, alors, les conseils d’un « vieux »… On manda un fonctionnaire pour l’informer à la pause que je l’attendais ici. Entre-temps je pus prendre un café, fumer quelques cigarettes, restituer mes affaires et réfléchir à ce que je pourrais rapporter de la capitale. Des souvenirs ? Cartes postales, potiches quelconques, les fameuses premières photographies qui commençaient à pulluler ? Non, une boîte de chocolats ? Maman adorait ça et mon père, malgré son indifférence pour les sucreries ne résistait pas au goût du cacao. Il faut dire que c’était une denrée rare, rationnée et qui plus est absente des régions peu riches. Lorsque je fis mon résumé sur mes plans à Térésa, celle-ci prit son plus beau sourire, me fit une douce bise et me fit comprendre qu’elle attendrait mon retour avec impatience. Je l’enlaçai, lui dit qu’elle me manquerait énormément, puis je pris le chemin de la gare.

Toutes les gares du monde sont les mêmes, elles sont encerclées de services et commerces qui apparemment n’ont rien à faire ici mais qui finalement profitent des voyageurs qui, étrangement, ont toujours besoin de quelque chose. Depuis le tabac qui fait l’angle jusqu’au vendeur de chemises déjà repassées et amidonnées, tout était disponible pour peu qu’on y mette le prix. Plus loin, dans les rues attenantes se tenait le commerce pour les petites gens, ces tréteaux sur lesquels s’empilaient fruits, légumes et boissons à bas prix. Je vis défiler sous mes yeux les somptueuses vitrines décorées : les robes amples et dentelées à la dernière mode, les chaussures de grande classe au cuir étincelant de vernis, ces couleurs bariolées des textiles d’un tailleur à façon, et puis toutes ces boutiques où l’on sentait la nourriture finement préparée s’alanguir dans vos papilles. Je pénétrai dans une épicerie « fine » (c’était écrit dessus), m’enquis du prix des chocolats et pris le temps de les choisir avec soin. Tout autour de moi je vis bien des marchandises qui m’étaient inconnues : des fruits provenant de pays lointains, des noms d’épices étiquetées sur de toutes petites boîtes en fer blanc, et là-bas des bouteilles de vins fins dont le prix aurait fait frémir n’importe quel ouvrier. Au cours du Lieng (notre ancienne monnaie), les douze pièces de chocolat valaient alors soixante Liengs. C’était une sacrée somme, à comparer avec un repas complet qui n’en valait que trente dans une échoppe sans prétention, et au salaire d’un ouvrier peu qualifié plafonnant à 180 Liengs la semaine. J’avais les quelques billets laissés par la STEAM pour félicitation, en tirai quelques billets bleus et payai la boîte sans regret. Le plus dur serait de ne pas craquer et de dévorer le précieux cadeau. Je demandai alors de l’emballer sérieusement avec rubans et carte qui vont bien, de sorte à ce que gâcher l’emballage me soit trop pénible pour céder à la tentation. Je pus enfin ressortir, heureux de savourer le sourire que m’offriraient mes parents à mon arrivée. Qu’est-ce qu’ils seraient surpris de me voir ! J’avais maigri, m’étais renforcé et déterminé comme jamais. La force de la jeune je suppose…

On ne me fit aucune remarque lorsque je demandai mon billet de train, d’autant plus quand on me demanda si je disposais d’une carte quelconque, ou si j’étais militaire. Montrer mon collier fut suffisant pour avoir un tarif défiant toute concurrence, soit à peine 15 Liengs… et dire que j’avais payé ça dix fois le prix à l’aller ! Revoir Ranetta, revoir mes parents, ça me chauffait le sang ! Le train partait d’ici une heure environ, j’avais donc le temps d’errer dans la gare et les environs. Billet en poche je sortis par la droite de la gare, une de ces sorties dérobées par lesquelles l’on n’entre jamais. La porte semblait s’être perdue dans la façade de la bâtisse tant cette issue était minuscule en proportion. J’aurais pu passer devant sans la remarquer si ce n’est qu’elle était mentionnée par un panneau indiquant la gare centrale. Face à moi je reconnus alors ces quartiers dont personne ne voulait réellement parler. A chaque fois que j’avais fait mention de ce que j’avais vu dans le trolley, on me demandait de garder le silence et l’on passait à autre chose. Là, vu la situation de la gare en hauteur par rapport à ces bâtisses, je pus alors voir l’étendue de cette zone. On aurait dit qu’un immense pinceau avait enduit des immeubles entiers d’une suie grasse et luisante. Partout perçaient des cheminées vomissant une fumée d’un noir d’encre, autour d’elles chacun semblait être une fourmi se hâtant à faire fonctionner l’ensemble. Certains bâtiments rougeoyaient par leurs fenêtres, ils contenaient sûrement une forge ou un métier y ayant trait. Ces maisons là avaient les cheminées les plus sombres, elles crachaient même des braises tant la chaleur devait y être intense. Ce qui me reprit à la gorge c’est la sensation de perdition dans ce coin ci de la ville, en opposition à la luminosité de la STEAM. Finalement j’avais vécu dans un cocon douillet et rétrospectivement je me sentis alors chanceux et misérable à la fois.
Je pris quelques rues en prenant soin de ne pas me perdre. J’observai l’heure sur les pendules murales disséminées dans la ville, je ne devais surtout par manquer mon expresse. Ca et là je vis des bouges emplis d’hommes accoudés au comptoir, ivres, fatigués, au regard vide. Tous subissaient les effets de la crise, cette absence de marché avec nos pays voisins pour qui nous étions devenus de vrais dangers. Depuis des années la politique militariste de notre état les avait peu à peu incités à ne plus investir chez nous, et tant l’industrie lourde de l’acier que les machines à vapeur commençaient sérieusement à en pâtir. Depuis quelques temps l’on pouvait voir des colonnes de chômeurs en quête d’un emploi quel qu’il soit, tandis que d’autres se battaient pour maintenir une activité dans leur quartier. Je songeai alors à l’entreprise de Wicca qui devait sûrement se démener dans de pareilles difficultés. On m’avait parlé de tout ceci, mais comment dire, je n’étais pas éveillé ni à la politique ni à l’économie, et tout ce qui ne me touchait pas directement m’indifférait plus ou moins. J’étais un gosse, ce n’est pas une excuse mais cela faisait que je n’avais pas spécialement d’intérêt à chercher à comprendre. Ce qui me terrifia plus c’est la quantité de femmes et d’enfants réduits à la mendicité. Lorsque certains virent ma tenue propre et mon galure, ceux-ci tentèrent d’obtenir de moi une aumône. Je pus en satisfaire quelques uns à l’aide de ma monnaie, mais il y avait tant à faire ! Le regard de ces gens désespérés me fit faire demi-tour, triste et soudain inquiet pour l’avenir. Jusque là, ils n’existaient que derrière la fenêtre du trolley…
Je pus reprendre les rues, remonter sans encombre à la gare et m’installer sur le quai. Encore une bonne dizaine de minutes avant que l’express grandest soit en gare. Il desservait dix villes, dix interminables portions de voie. Pour ma part, je m’arrêtai à Ranetta, la huitième sur la ligne. J’entendis le sifflet de la machine percer le bruit des mécaniques, je vis le nuage de fumée l’accompagnant, et souffris au hurlement des freins se verrouillant de ses patins de fer.
Je pris ma place dans un compartiment, ouvris la fenêtre et regardai au dehors. Trois mois, toute une existence pour un enfant, un instant dans le monde, et une révolution pour moi. J’avais tellement travaillé mes examens que tout sembla se terminer en un instant, comme si les épreuves ne furent qu’une simple formalité quotidienne. A vrai dire, nous étions si conditionnés (je m’en rendis compte que bien plus tard) que la stupeur de la réussite ne m’atteint qu’à ce moment précis, à l’instant où le plein d’eau fut fait, le train prêt à partir et les portes des wagons verrouillés par les contrôleurs. Les roues patinèrent, le quai se mit à glisser derrière les glaces et je pus sentir pénétrer l’odeur âcre du charbon brûlé. J’étais seul dans un compartiment pour quatre… tant mieux, j’aurais le temps de me reposer et de réfléchir. J’étais tout de même parti en trombe tout comme j’étais arrivé à la STEAM. A croire que j'étais bien impulsif...

lundi 28 avril 2008

Episode 14

Etant donné l’obligation de nous lever aux aurores nous ne nous attardâmes pas à la taverne, et ce malgré le désir de se détendre. Cela faisait si longtemps que nous n’avions pas pris un véritable instant pour nous que ce fut un petit déchirement que de payer l’addition et de repasser le portail de la STEAM. Toutefois, ce fut un trajet agréable, la pluie avait cessée son tintamarre sur les toits d’ardoise, et puis je n’avais pas eu froid en la sentant pressée contre moi. Nous allions d’un pas léger, si léger que j’en fus difficilement libéré après m’être allongé. Nous étions entrés plus tôt que les autres, et puis pour Térésa la journée du lendemain était une journée ordinaire de cours et de formation, rien à voir avec la fin de mon trimestre. Je tentai de m’assoupir mais le sommeil ne m’offrit qu’une ou deux heures d’apaisement, juste assez pour pouvoir tenir debout le lendemain matin.
Aux aurores nous nous mîmes en position comme chaque jour depuis trois longs mois, comme chaque jour nous eûmes droit à l’appel, au comptage et à la vérification de notre position. Certains portaient les stigmates d’une nuit arrosée, d’autres d’un manque latent de sommeil. Bien entendu tous nous fîmes en sorte de ne pas laisser trop laisser paraître cette situation qui, de toute façon était probablement habituelle au moment de la sélection finale. Devant nous s’alignèrent alors les professeurs et le recteur de la STEAM qui nous avaient accueillis le premier jour, et le recteur s’avança, nous salua et se lança dans un court mais très explicite discours.

Aspirants de la STEAM,

De 800 vous êtes arrivés à moins de 300 et nous ne retiendrons que 100 élèves vaporistes. Parmi ceux recalés nous laisserons la possibilité aux 50 meilleurs de retenter l’examen dans exactement un mois. Les autres sont libérés sur le champ et ne pourront plus tenter l’admission. Nous avons ici une exigence d’excellence et malheureusement l’excellence ne pardonne pas l’échec.
Vous êtes conviés à venir voir votre résultat sur deux panneaux prévus à cet effet dans le gymnase. Le premier panneau liste les élèves reçus, le second ceux qui nous offrons la possibilité d’un rattrapage. Tout aspirant dont le matricule est précédé d’un symbole devra se présenter au bureau des admissions pour un entretien complémentaire.
Je suis fier de voir que le niveau général, aux dires des examinateurs, reste très bon et même au-delà de nos exigences premières. Félicitations à toutes et à tous.

Tous les élèves admis auront le droit à dix jours de repos à compter d’aujourd’hui. Ils devront se présenter à leur officier d’insertion au premier jour ici même dans cette cour.
Dernier point : vous ne quitterez la STEAM qu’une fois votre uniforme et votre équipement restitués aux services de l’intendance. Tout objet perdu ou dégradé vous sera facturé.

Merci à tous.


Je tremblais. Mes mains s’agitaient, tant à cause de la fatigue que de l’angoisse. Pas facile de résister à une telle pression, un sur trois de choisi, une cinquantaine qui seront éventuellement repêchés et les autres recalés à jamais. Ca n’avait rien d’engageant, surtout que nous apprîmes que bien plus tard que sur les cinquante repêchés seuls quinze furent réellement admis. Quotas ? Résultats ? Jamais nous ne sûmes le fin mot de l’histoire, même en étant officier supérieur de l’armée. Ces choix furent de tout temps le secret le plus gardé de la faculté… Je suivis bien entendu le flot d’aspirants qui se jetèrent directement dans le gymnase. Au pas de course je remontai la liste dans l’espoir d’y voir le mien. Par un jeu étrange de l’ordre d’entrée ce fut le panneau des repêchés qui apparut en premier. Ceux qui se trouvèrent être sur cette liste semblèrent encore plus déçus que ceux purement et simplement recalés. En effet, cela signifiait surtout un mois de plus de travail intensif, un mois supplémentaire de stress et d’inquiétudes.
C’est lorsque je vis « 15-493-11 » sur le panneau des reçus que je pus souffler, excepté le fait qu’il était précédé d’un étrange blason rouge. Trois blason différents m’apparurent alors distinctement : un bleu, un rouge et un vert. Nous ne savions absolument pas à quoi correspondaient ces différents signes, et tout au plus une dizaine d’entre nous avaient ces symboles en regard de leur identifiant. Je fis donc ce que m’on avait dit, je pris le chemin de l’accueil, mentionna que j’avais un blason rouge et l’on m’orienta dans un vestibule. Solitaire, je restai là assis sur une chaise pendant un certain temps. Tout me sembla durer une éternité puis un jeune officier me fit entrer dans un bureau plus vaste. Face à moi un officier supérieur me fit signe de m’asseoir. L’homme en question portait, lui aussi, ce fameux blason rouge : un disque rouge avec dessus un canon noir surmonté d’un nuage blanc. Il me salua, et se présenta : Général de brigade Bockerville, premier bataillon de génie mécanisé. Je lui rendis dignement son salut en me présentant et m’enquis de la raison de ma convocation.
- Jeune homme, reprit-il, vous avez fait preuve d’une grande compétence d’un point de vue pratique, d’un pragmatisme fort intéressant et qui plus est d’initiative. L’accident de la chaudière n’est pas innocent à votre convocation ici. Sachez bien entendu qu’il n’est que peu acceptable de désobéir, excepté si l’ordre est insensé ou si une action interdite peut sauver des camarades. Ici, notre but est de concevoir puis faire fonctionner des machines comme le blindé que vous avez étudiés pendant ce trimestre. Vous serez donc affecté à la recherche et à la conception de véhicules améliorés dans ce domaine. C’est un honneur que l’on ne fait qu’à de rares jeunes premiers. Les autres sont affectés à une formation normale et feront l’honneur de servir dans les différents corps de notre armée. Il n’y a jamais assez de bons techniciens.
- Et… les blasons verts et bleus ? Demandai-je timidement.
- Les verts sont ceux affectés à la conception d’engins de transports terrestres. Le « train » si vous préférez. Ils font un travail similaire au nôtre, mais pour améliorer les camions et autres engins du genre. Les bleus eux… disons que les dirigeables devraient un jour disparaître si vous voyez ce que je veux dire. Seconde classe Barto Röner, je vous remets donc ce collier portant votre nom et matricule, ainsi que votre spécialité.
- Je suivrai les cours avec les autres ?
- Excepté certains aménagements pour pratiquer la formation complémentaire, oui. D’ailleurs, vous êtes tenu au secret de votre affectation ainsi que sur son contenu. Les autres élèves apprendront ce qu’ils ont à apprendre sur votre blason rouge, rien de plus que le nécessaire bien entendu. Au fait… bonne permission de dix jours ! Voici quelques billets pour « prendre du bon temps ».

Il se leva, me tendit une enveloppe contenant une coquette somme en espèce, me serra la main puis me salua au garde à vous. Je fus ensuite raccompagné à la sortie par le jeune aide de camp qui ferma la porte derrière moi.

Génie mécanisé. Quelle idée ! Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

vendredi 25 avril 2008

Episode 13

Dernier jour, dernière épreuve. Nous n’avions aucune information sur le déroulement du test final et encore moins sur sa valeur. Tout juste savions nous qu’il déterminait tout le reste et qu’il était éliminatoire. La seule mention connue était « épreuve pratique sur machine », ce qui pouvait tout vouloir dire, et rien ne vouloir dire du tout. Comme à chaque début d’épreuve nous fûmes mis en lignes et en groupes, puis appelés à tour de rôle par nos examinateurs. Quand ce fut mon tour on me remit une mallette sombre étiquetée d’un numéro de série dont j’ignorais tout et l’on me demanda de suivre mes quatre professeurs. Je n’en connaissais aucun, tous étaient d’autres divisions. L’idée générale était sûrement d’éviter tout favoritisme. J’étais pour ma part très stressé, je suivais d’un pas lourd ces personnes qui avaient mon avenir entre leurs mains. Bien qu’il fit relativement froid je transpirais à grosses gouttes sous mon uniforme. L’angoisse, le dernier pas à franchir, le plus simple et le plus difficile. Pourtant je n’avais pas été plus mauvais que ça durant le trimestre et j’avais mis du cœur à l’ouvrage !
Nous passâmes sous des arcades pour rejoindre une aile qui m’était totalement inconnue. Tous les aspirants évitaient les zones réservées aux vrais étudiants, d’autant plus que l’organisation même du campus n’incitait pas au mélange. A chacun sa cantine, ses dortoirs, sa salle de pause… nous n’aurions pas même eu le loisir de tenter une incursion par chez eux sans y avoir été invités ! Comme tout se ressemblait ici, la chose qui me surprit fut tout de même la présence de nombreux blasons et drapeaux sur les façades. Chacun arborait une date, un évènement ou un lieu marquant de l’histoire des soldats sortis de la STEAM : telle victoire sur un champ de bataille lointain, tel vaporiste tombé héroïquement au front, tout exaltait la pensée commune et le respect de l’uniforme. C’était imposant et pesant à la fois, comme un arbre tombé sur une maison. La grande cour était cernée de grands troncs écimés, sûrement en prévision de l’hiver. Il n’y avait personne ici, tout juste remarquai-je la présence de quelques visages derrière les rideaux à peine entrebâillés. On nous épiait, nous les aspirants, future chair à canon et futurs serviteurs de la cause STEAM.

Nous entrâmes enfin dans une des bâtisses, suivîmes un couloir pour déboucher dans une pièce rectangulaire semblant avoir servie de chapelle. L’éclairage faible de lampes à gaz rendait le centre incroyablement sombre, comme si les murs brûlaient autour d’un trou sans fond. On me fit signe de m’approcher de cette zone obscure, puis l’on me dit d’attendre. Je tenais toujours la mallette par sa poignée quand une grande rampe de brûleurs s’alluma au-dessus de moi. Tous nous fûmes illuminés par cet équipement et je vis que j’étais dans une sorte d’amphithéâtre : assis en haut derrière des vitres mes quatre professeurs me parlaient fort pour que je puisse entendre leurs ordres. Tout d’abord ils me firent m’approcher d’une paillasse carrelée sur laquelle je posai ma mallette. J’ouvris l’objet pour y trouver un plan, des instructions ainsi qu’un carnet et un nécessaire d’écriture. L’épreuve était simple : suivre ce plan avec les pièces disposées dans des caisses laissées à cet effet au pied du meuble. C’était donc un jeu de construction minuté avec bien entendu un jugement sur l’usage des bons outils ainsi que le raisonnement sur l’ordre de montage. Pas question d’échouer !
Au bout d’une heure à peine j’avais bien entendu terminé, le tout tenant plus d’un jouet pour enfant qu’autre chose. C’était une réduction d’un des organes de la chaudière de notre principal cours de mécanique : le fameux blindé noir. Je reconnus sans peine la soupape que j’avais martelée quelques semaines auparavant et n’eus aucune peine à le mettre en place. Je levai la main pour signifier la fin du montage et les professeurs descendirent pour réapparaître par une porte dans le fond de la pièce. Ils vinrent observer de près la maquette, la manipulèrent sans ménagement et me posèrent quelques questions élémentaires sur quelle clé pour tel boulon ou pourquoi la pince à bec et non celle à crochet. J’obtempérai en identifiant mes interrogateurs par leurs grades respectifs. Beaucoup de gens pensent qu’il est difficile de reconnaître un soldat de par ses galons, c’est tout le contraire : en quelques jours vous apprenez à lire une carrière sur un uniforme aussi vite que l’on lirait un dossier militaire.

On ne me donna pas de note, on me rappela l’obligation de discrétion sur l’épreuve puis on me reconduisit à ma chambrée sous bonne garde. Je dus donc rester ici jusqu’à la fin de la matinée pour être certain de ne pas venir en aide à mes camarades. De la même manière nous déjeunâmes de manière décalée pour éviter toute tricherie et la journée se termina dans un gymnase, toujours sous les regards de militaires résolument décidés à empêcher la fuite d’informations. Nous fûmes si intimidés que nous ne parlâmes même pas entre nous de ce que nous avions eus à faire. Qu’importe, la cloche sonna pour la dernière fois sur ce trimestre et je fus ravi d’apprendre que les résultats seraient affichés dès le lendemain matin, à l’heure habituelle de l’appel. Je me souvins alors que Térésa m’avait invité à prendre un pot… pour discuter. Je n’avais pas été très gentil et encore moins compréhensif, et là il me fallait faire un effort. Comme je n’étais pas supposé aller dans ses quartiers (puisque la mixité n’existe pas), j’attendis patiemment dans une allée. Le colonel me croisa et me demanda si je comptais sortir pour fêter la fin des examens. Mentir aurait été pire que tout et lui avoua que je ne savais pas trop quoi faire. Il me sourit et me répondit avec bonhomie que les examens terminés je n’étais plus tenu d’être sanctionné… puisque je n’étais plus aspirant à la STEAM. Sa réponse me laisse inquiet : plus élève, donc recalé ? Tant pis ! J’en avais fini avec la discipline, fini avec ces maudits cours m’arrachant neurones et cheveux par poignées !

Térésa arriva peu après et m’attrapa par le bras. Je n’eus pas le temps de réagir que nous dévalions déjà le campus pour sortir. Elle savait que j’étais sanctionné, mais elle ne laissa apparaître aucune inquiétude à ce sujet. Alors, si personne ne s’inquiétait pourquoi l’aurais-je été ? Nous descendîmes dans un quartier populaire au sud de la ville. C’était un endroit couru par les étudiants de tous poils tant pour les tarifs abordables que pour le côté convivial des tavernes. Vu le temps il n’était plus possible de songer aux terrasses, alors nous entrâmes dans un de ces endroits où les volutes de fumée et l’odeur de bière rance vous prennent à la gorge. Basse de plafond, éclairée par des lampes mal réglées et munie d’un unique comptoir terni par le temps et l’alcool, nous prîmes place à une table faite dans un vieux tonneau et nous installâmes sur deux tonnelets en guise de tabourets. Je commandai deux bières qu’on aromatisa d’un sirop amer, et m’allumai une cigarette prise dans un paquet de papier froissé. Térésa scruta mon regard et me demanda d’abord quelques banalités sur les examens. Elle me raconta ses épreuves qui bizarrement ne correspondaient pas du tout aux miennes. Nous en vînmes à comparer nos choix techniques et l’on finît notre verre pour en recommander un autre.
Autour de nous d’autres STEAM faisaient la fête, chacun allant de son chant de victoire, de sa tristesse d’avoir sûrement échoué ou bien juste de quelques vantardises classiques chez les étudiants déjà validés. Nous les regardâmes en souriant comme si nous n’étions plus du tout concernés par tout cela. Soudain, alors que je rêvassais à l’avenir, Térésa me saisit la main et me fixa.
- Que comptes-tu faire à présent ?
- Je ne sais plus trop Térésa. Je dois réussir pour trouver un travail, et rester dans l’armée me plaît de plus en plus. Je m’y sens à l’aise, je trouve qu’on a un véritable esprit de corps… mais toi et moi c’est interdit.
-Et tu me sacrifies ? Murmura-t-elle sur un ton qui tenait plus de l’affirmation que de la question.
- Je n’ai pas envie de te sacrifier, pas plus que de sacrifier ma carrière. Tu me demandes de faire un choix qui n’en est pas un, je perds quelque chose dans les deux cas Térésa.
- Moi je prends le risque…
Et elle ne finit pas sa phrase et m’embrassa longuement, tendrement, chaleureusement sur les lèvres. Je n’avais encore jamais enlacé de fille de ma vie et encore moins embrassé ainsi. Cela avait un goût de fruit rouge et acide comme un citron à la fois. Je me laissai alors emporter par cette chaleur, cette émotion qui me fit battre le cœur à tout rompre. Je ne pus lui dire non, pas plus que je ne pus refuser un tel don de soi. Elle me plaisait, je lui plaisais et puis tant pis pour le règlement !

jeudi 24 avril 2008

Episode 12

Après cet incident mes contacts avec Térésa furent des plus froids : bonjour, au revoir, rien de plus rien de moins. J’ignorais si elle m’en voulait pour mes réponses ou bien pour les remontrances qu’elle avait dû probablement recevoir de la part tant du médecin que du professeur. J’avais agi inconsidérément en matraquant cette soupape et qui plus je n’avais pas obéi à un ordre, j’étais donc indéfendable. Certes, le moteur n’avait pas explosé et j’avais été le seul blessé léger, mais tout de même mon inconscience aurait pu m’envoyer dans la tombe. De toute façon les deux dernières périodes furent très difficiles : je me levai bien avant les autres et me retrouvai consigné dès le dîner terminé. J’en profitai donc pour étudier plus que jamais bien qu’il m’était difficile de rester en place à cause des bandages. Je devais tenir une position inconfortable pour que je ne repose pas mon bras sur le bureau, et ainsi il m’arriva plusieurs fois de souffrir d’une crampe des plus douloureuses. Somme toute j’étais encore plus solitaire qu’à mon arrivée : Térésa ne me parlait quasiment plus et je ne pouvais pas contacter Wicca avant la fin des examens. Que pouvait-elle penser de moi à cette heure ? Je ne l’avais pas trahie, mais tout de même, être muet de la sorte aurait de quoi froisser n’importe qui.

Il ne restait plus les derniers jours consacrés aux examens. Cinq journées, cinq épreuves théoriques et pratiques sous les regards acérés de nos pairs. Tous nous frémissions tant d’excitation que de peur. Nous forçâmes le rythme et discutâmes plus intensément que jamais pour nous refiler les petites astuces ou pour éclaircir les incompréhensions. Les chambres devirent de véritables amphithéâtres où le savoir se partageait à la criée, comme dans un marché où les produits étaient la connaissance et la technicité. Les nuits s’écourtèrent d’autant, sans compter l’incapacité chronique que j’avais de dominer mes craintes. Dormir ? Ca va pas la tête ? J’en faisais des cauchemars tant je me voyais échouer et revenir tout penaud à la maison. Je m’étais engagé, j’étais parti à la ville, j’avais tout planifié seul, je me devais de ne pas partir d’ici sans avoir au moins réussi quelque chose. L’orgueil est un sacré stimulant surtout quand la compétition se fait contre soi-même. C’est ainsi qu’à la veille du premier jour j’avais réduit mes nuits à environ quatre heures de sommeil effectif.

La semaine débuta sur une épreuve écrite validant nos connaissances générales. Ce fut donc une espèce de questionnaire comportant tant des points d’histoire que de géographie, un peu de mathématiques somme toute assez sommaires et des évaluations sur notre langue. Dix pages à noircir, dix pages sévèrement notées vu qu’elles comptaient non pour le cinquième mais pour le tiers de la note. La STEAM estimait en effet qu’un bon vaporiste se devait aussi d’être une personne cultivée capable de dispenser son savoir n’importe où dans le pays. Pour ma part le devoir fut une formalité car rien que j’y vis ne me sembla insurmontable. Grammaire, vocabulaire, histoire des guerres d’invasion, géographie du territoire… tout ceci était acquis et nous avions tous eu le droit à des examens intermédiaires pour réviser ces cours ci. En soi, le tiers des points était donc tout à fait abordable ! Au bout des six heures de devoir je pus donc rejoindre ma chambre pour me préparer à l’épreuve suivante qui elle n’avait rien d’aussi facile… Technologie et dessin appliqué. A elle seule elle éliminerait probablement beaucoup de vaporistes bons en pratique, mais insuffisamment préparés sur la théorie. Pourtant le sujet était plus que connu : les schémas hydrauliques. Il nous fallait donc remettre en ordre un plan incomplet alimentant une machine. Cela tenait d’abord à une analyse du fonctionnement et une identification des éléments, puis ensuite à compléter des parts entières de la cinématique. Là, je suppose que je ne fus pas trop mauvais puisque j’eus la moyenne sur ce devoir. C’était une excavatrice minière, et chose incroyable d’un modèle très proche de celles utilisées aux alentours de ma ville. Je n’eus donc aucune difficulté à m’imaginer la chose fonctionner et à recréer des mécanismes proches des originaux.
Le lendemain, troisième jour. Je commençai à sentir la grosse fatigue m’envahir, l’ultime effort à faire était là, mais j’étais bien au bout de mes dernières forces. L’épreuve portait sur les mathématiques industrielles, de celles qu’on emploie pour des calculs tels que pour la résistance des matériaux ou bien l’identification d’une flexion maximale autorisée. Torseurs, matrices et abaques furent le lot de ce test où chacun sembla être totalement perdu dans les calculs. J’observai la grande salle où les sections étaient regroupées : certains dévoraient leur crayon avec angoisse, d’autres le faisait traîner sur un brouillon avec une mine pleine d’expectative, les derniers comme moi s’acharnaient avec une gomme pour débarrasser ma prose des fautes que j’y avais semé avec désinvolture. Je ne pus me résoudre à laisser plusieurs exercices incomplets, bien que je fus pris par le temps. La sonnerie retentit et nous dûmes nous lever, plier nos copies et les déposer dans un panier prévu à cet effet. Les différents surveillants qui avaient scrutés la salle partirent avec les documents mis dans des plis scellés qu’ils apportèrent aux professeurs. Ce soir là je me jetai sur mon lit et m’endormis aussitôt. Tant pis pour les révisions me dis-je en fermant les yeux. J’étais exténué.
Quatrième jour… Epreuve orale individuelle. C’était en soi un jour de quasi repos. Nous passions un par un devant quatre professeurs choisis au hasard, et nous devions lire des plans techniques et leur expliquer concrètement le fonctionnement de l’équipement, analyser si tout était bien conçu et surtout si c’était une solution à préconiser. Pour ma part je pense avoir eu de la chance, le plan n’avait pas de faille majeure en dehors d’un poids probablement trop conséquent, et je ne balbutiai pas trop pendant ma description. Vu que je fus parmi les premiers examinés je pus reprendre le chemin de ma chambre pour y prendre un peu de repos.

En entrant dans la chambrée je vis Térésa assise sur le matelas, m’attendant sûrement pour prendre quelques nouvelles de l’épreuve du jour. Je m’approchai, elle se leva
- Alors… commença-t-elle en hésitant, ça s’est bien passé ?
- Pas trop mal répondis-je un peu penaud. Comment ça va ?
- Ca va.
- Tu as été punie ?
- Punie ? Non. Le colonel m’a fait quelques remarques mais il a trouvé que sur le fond je n’avais pas tort. Il s’est contenté de me rappeler mes devoirs de réserve… et d’éviter d’avoir une relation avec toi. Il a dit que c’était risqué.
- Et c’est pour ça que tu es si distante, coupais-je un peu en colère.
- Et toi tu es décidé peut-être ?! Demanda-t-elle visiblement en colère. Tu choisis la solitude et les études mais tu veux que ce soit moi qui me décide !
- Je n’ai pas dit ça ! Laisse moi au moins le temps de finir les premiers examens pour choisir !
- Choisir ? Entre elle et moi ? Dit-elle avec un regard interrogateur.
- Entre toi, la STEAM… et elle, murmurais-je avec tristesse. Je veux vous garder toutes les trois. Toi, Wicca, et la STEAM.
- La faculté passe en dernier ?
- Elle passera après toi, ça c’est sûr.
- Alors, demain soir après le dernier examen tu ne seras plus consigné. Allons en ville et nous en parlerons plus longuement. Je ne dois pas être vue ici. Tu comprends ?
- Oui Térésa… A demain.
- A demain Barto.

mercredi 23 avril 2008

Episode 11

Dès le lendemain je repris les cours avec en toute franchise une certaine appréhension à recroiser Térésa. Nous nous étions séparés sur une note plutôt désagréable et je pensais qu’elle m’en voulait pour mes atermoiements. Je ne fus donc pas très concentré pendant la manipulation des composants du blindé ce jour là, et je dois admettre que bien mal m’en prit. Jusque là tout s’était bien passé, nous avions tous fait preuve de prudence et de discernement lors du démontage de l’engin. Ceci dit, la férule de notre professeur nous suffisait à nous poser trois fois les bonnes questions avant d’agir. J’étais donc insuffisamment attentif lorsque nous remîmes en route la chaudière hors de la coque de la machine. Tout était remonté là, sur un support fait de poutres boulonnées entre elles, et nous devions observer chaque mouvement et comportement sur les manomètres pour être bien renseignés sur la santé du moteur. Le foyer rougeoyait de plus en plus, la pression augmentait graduellement et approchait le seul critiqué distingué par une zone rouge des plus visibles. Je me préoccupais d’une soupape de sûreté placée à la verticale de la cuve principale quand un collègue me fit remarquer que de son côté la pression était anormalement élevée. Du mien, le manomètre semblait indiquer une pression on ne peut plus normale, voire un peu faible. Je lui demandai de vérifier son étalonnage tandis que je revis une fois de plus l’étanchéité en versant de l’eau savonneuse sur les raccords. Pas de fuite, tout va bien.
C’est à ce moment précis que le professeur s’approcha, écouta le sifflement discret de certaines soudures, puis en les mouillant à l’aide d’une serpillière humide vérifia l’évaporation. Il se frottait le menton, dubitatif pour l’on ne savait quelle raison alors que nous étions satisfaits du résultat. Les axes d’entraînement des roues motrices tournaient très bien, vite, efficacement et sans grognement parasite. Du reste la fumée de combustion sortait d’une belle couleur grise, signe d’un brasier bien alimenté. Tout à coup je vis mon voisin paniquer en hurlant « Pression dans le rouge ! Coupez tout ! ». Médusé, je me tournai vers un des compteurs à aiguilles que j’avais observé l’instant d’avant : d’une pression légèrement faible l’aiguille sauta directement en bout de course et s’arrêtant sur la butée. Certains rivets de la cuve principale se mirent à suinter de la fumée, et deux ou trois furent expulsés par la pression. Pourtant, le régulateur pas plus que la moindre soupape de sécurité ne réagit au désastre. Le colonel Mardrek ordonna l’évacuation immédiate, chose rare de sa part. Moi, si vexé d’avoir échoué dans le montage je me suis alors saisi d’une massette et monta sur un tabouret. Je visai la virole principale afin d’évacuer le trop plein directement vers le ciel. Mes collègues avaient tout de même coupé l’arrivée principale d’eau, mais le contenu du circuit suffisait malheureusement à tout pulvériser. Je fis alors l’impensable, le geste fou qui aurait dû me coûter la vie : je frappai le régulateur droit à sa base en espérant le faire tourner à pleine vitesse pour qu’il ouvre sa soupape. Cela agit mais pas comme je l’escomptai : ce fut une véritable explosion, un geyser bouillant qui sauta sous mes yeux. J’eus le réflexe de me protéger du bras gauche et fus éjecté au sol. Toute la pièce fut emplie d’un brouillard dense et chaud, tandis que la machine s’essoufflait en vomissant ses dernières volutes de vapeur. En tentant de me relever je sentis alors la morsure de ma peau ébouillantée. Ma tenue de travail avait viré au rouge pivoine, juste entre le coude et le poignet. La peau devait être sûrement très atteinte pour voir cela arriver. Je hurlai de colère et de douleur. Dans tous les cas j’allais sûrement être recalé pour l’examen, impossible de guérir d’une telle brûlure aussi rapidement !

Je fus si choqué qu’on m’emmena à l’infirmerie sans que je m’en rende compte. J’étais pétrifié, marmonnant (d’après mes amis) des choses sans vraiment de suite, et surtout pleurant presque mon inévitable échec. Tant d’efforts pour rien ! C’était si stupide ! Ce n’est qu’une fois allongé dans la salle d’urgence pour attendre le médecin que je repris un peu mes esprits. La pièce était étroite et longue, elle comportait un lit que l’on pouvait isoler en l’entourant d’un rideau blanc, un bureau, une chaise et une armoire vitrée. Tout était blanc et la seule fenêtre derrière la chaise du bureau était occultée par des rideaux tout aussi blancs. J’entendis des pas, des discussions, puis un homme relativement âgé entra dans la pièce. Il était vêtu d’une blouse blanche avec un caducée surmontant un nuage fixé sur le cœur. Il me saisit lentement le bras, pratiqua une entaille avec des ciseaux puis découpa patiemment ma manche. Je serrai les dents en regardant ailleurs de peur de voir le désastre. Je déchiffrai alros son nom sur le côté droit : capitaine T.Honka. Avec d’infinies précautions il décolla la cotonnade et désinfecta patiemment la grande plaie qui formait comme une flaque rouge sang sur ma peau. Il me chuchota de serrer les dents plus fort, voire de mordre l’oreiller. J’obtempérai sans discuter et bien m’en pris : il appliqua un produit qui accentua la douleur au point que j’en perdis connaissance.

Lorsque je revins à moi le docteur était assis à côté de moi, ainsi que le colonel et Térésa. Tout trois discutaient et je feins de ne pas être éveillé.
Il a eu le cran de faire sauter la soupape, mais ça va lui coûter sa place, je le crains, commença Mardrek.
- Il peut travailler le bras bandé et réduire sa charge pratique s’il est capable de compenser par le théorique ! Rétorqua Térésa. Il a agi pour le bien de tous !
- Mais il a désobéi à un ordre direct Térésa, répondit-il sur un ton presque paternel. Honka, tu peux le remettre sur pieds en combien de temps ?
- Dès maintenant à partir du moment où il prend soin de sa blessure. Par chance c’est tout de même plus spectaculaire que grave. Si cela avait été au visage, il serait aveugle… ou mort.

Je fis alors l’effort de me redresser.
- Pas question d’arrêter, je suis arrivé là ce n’est pas pour abandonner ! Grognais-je entre les dents.
- Tu seras sanctionné pour ta désobéissance jeune homme, me lança le colonel sans montrer la moindre émotion.
- C’est injuste ! Protesta à nouveau Térésa.
- J’ai désobéi, répondis-je enfin, j’accepte. Je serai sanctionné mais je veux finir le cycle.
- Plus de permission ni de courrier jusqu’à la fin. Obligation d’être dans la chambrée après le repas. Corvée systématique d’entretien des sanitaires.
- Ca non colonel, impossible, il se souillerait la plaie, corrigea le docteur. Alors… je propose plutôt qu’il devra être le premier tous les matins à l’appel, sous peine d’être expulsé.
- Accordé ! Aspirant, faites le point avec le docteur et retournez immédiatement à votre quartier. Quand à vous troisième année Linotchi, nous avons à parler.

mardi 22 avril 2008

Episode 10

Wicca me sauta immédiatement au cou et me fit une accolade chaleureuse quoi qu’un peu rude. Sans même prêter attention à Térésa qui se tenait pourtant à deux pas elle se lança dans une batterie de questions sans même me laisser de temps de répondre : comment se passe la formation, est-ce que les cours sont intéressants, tu as compris les principes de base. Je fus littéralement inondé au point de chercher de l’aide auprès de mon accompagnatrice. Je réussis alors à la présenter en insistant sur le fait qu’elle était une bonne amie de cours. Grâce à elle, ajoutai-je avec un sourire un peu crispé j’avais appris énormément plus qu’avec mes livres. Aussi surprenant que cela puisse paraître Wicca ne sembla pas vexée ou jalouse en quoi que ce soit. Au contraire, elle partit dans une discussion technique avec Térésa et nous invita à partager un bol de bouillon dans un petit café de la galerie. Je soupirai discrètement en me disant qu’avoir ces deux tempéraments dans la même pièce c’était verser de l’eau glacée sur une poêle pleine d’huile bouillante.

Nous nous installâmes autour d’une table ronde sur des tabourets noirs et nous hélâmes le serveur. Celui-ci, étonnamment prompt et souple en regard de sa corpulence nous tendit des cartons listant les boissons chaudes et froides de l’établissement. Sans avoir eu le temps de réfléchir un seul instant Wicca commanda trois bouillons clairs avec une miche de pain jaune. Le serveur se retourna, prit le chemin du comptoir et disparut dans la cohue des gens accoudés au zinc lustré. Une fois libéré de cette présence je sentis l’ambiance se crisper légèrement. Somme toute Wicca et moi n’étions que de vagues connaissances bien que j’en gardais un excellent souvenir. D’ailleurs, comment oublier une telle entrée en scène ? Voir un prototype sans piston externe se vautrer lamentablement contre une façade ça n’a rien de commun ! Je remarquai aussi qu’elle avait raccourcie ses cheveux mais guère changée de tenue : une salopette de fibre grossière, un maillot à manches longues et une espèce de bandana noué comme une paysanne le ferait. Elle s’enquit alors de ma forme, de mes objectifs, chose à laquelle je répondis des banalités. Quoi dire de plus ? Elle savait pourtant que je voulais entrer à la STEAM, je lui avais déjà tout dit ou presque. Térésa se mit à son tour à deviser un peu avec la jeune femme et toutes deux se trouvèrent des terrains d’entente qui n’ont rien de féminin. Toutes les deux avaient des lectures en commun comme les magazines spécialisés ou le journal du vaporiste, hebdomadaire réputé chez tous les techniciens qui en comprennent le contenu. Bref, deux bonnes heures passèrent à tourner autour du sujet des études et de la vapeur sans vraiment s’en détacher totalement, à siroter un bouillon de volaille très clair accompagné d’un rude pain tenant plus de la brioche trop sèche que du pain moelleux sortant du four.
Soudain, Wicca eut un sourire et nous regarda tous les deux. Elle se mit à rire et nous demanda avec une désarmante franchise si nous étions ensemble. Térésa piqua du nez en rougissant tant que faire se peut et moi je choisis alors de regarder le plafond comme si je n’étais pas concerné. Elle en rit de plus belle et me chuchota à l’oreille qu’elle me taquinait. Spontanée, vivace comme une herbe folle, Wicca se leva, héla le serveur et le paya grassement. Elle nous salua et me convia à passer la voir un de ces jours, puis elle s’en alla à toute vitesse. Je fus sidéré. Elle avait disparue aussi vite qu’elle était apparue. Térésa me regarda, n’osa dire un mot et se leva. Je la suivis donc pour reprendre le chemin vers la STEAM. En chemin, elle me regarda plus d’une fois comme si elle souhaitait détailler mes expressions faciales. Quoi lui dire ? J’aimais bien Wicca tout comme je l’aimais bien aussi, difficile de faire un choix aussi déchirant, et surtout aussi délicat au pire moment de mes études. Je m’enhardis et lui dit alors qu’il serait prudent d’en parler une fois le concours passé, ce à quoi elle ne répondit que d’un accord de fond de gorge. A quoi pensait-elle donc à présent ? Elle avait tellement rougi !

Nous passâmes sous des arcades pour nous abriter de la pluie qui s’était intensifiée. Les éclairs frappaient quelque part au loin, le ruissellement rinçait le pavé. Elle s’arrêta. Je fus pris au dépourvu et fis quelques pas en trop avant que je comprenne. Je me retournai et la regarda avec intérêt. Elle ne bougeait pas, elle fixait le dallage brun de l’allée couverte. Je fis quelques pas pour lui parler, ce à quoi elle répondit juste d’un « Nous verrons après ton incorporation Barto. Allons-y ». Je me sentis alors misérable et bête. Qu’aurais-je dû faire ? Je me sentais bien en sa compagnie, mais là, j’étais perdu, totalement incapable de savoir comment ni quoi dire. En toute franchise c’était la première fois que je m’intéressai aux femmes. Jusqu’à présent j’avais toujours été un ami, un copain de jeu ou au plus un complice mais jamais plus. Ca ne s’était jamais présenté ou bien je l’évitais peut-être, allez savoir. De toute façon difficile de revenir en arrière et de décider quoi faire maintenant. J’avais peur de blesser l’une ou l’autre, d’autant plus que l’une comme l’autre avait ses qualités et son tempérament propre. Autant l’on peut comparer deux plantes, autant il est difficile de comparer la virulence d’un volcan et l’apaisement d’une forêt. Elles me faisaient songer à cela, à deux paysages splendides mais radicalement différents, aussi différents que la nature puisse faire deux jolies jeunes femmes.

En me laissant à la porte de la chambrée Térésa me déposa un baiser sur la joue, chose qu’elle n’avait jamais faite jusqu’à présent. Ensuite, elle dévala les escaliers avant que je puisse dire un mot. J’entrai dans la chambre, stupéfait et inquiet.

lundi 21 avril 2008

Episode 9

Le temps se mit à filer sans que je puisse m’en rendre compte. Chaque jour, chaque heure, chaque minute était consacrée à l’étude. Depuis les schémas où j’appris à me servir d’une planche à dessin jusqu’aux calculs complexes en tous genres, le répit ne fut pas notre lot quotidien. Je me refusais toute pause tant j’espérais pouvoir tenir le rythme. Pour tout dire, la majorité des aspirants passaient leurs jours de repos en ville et avaient la réputation peu honorable de s’enivrer et provoquer des bagarres. J’avais beau avoir fait la connaissance Wicca, je ne la revis pas pendant deux longs mois. La seule chose qui me parvint du monde extérieur fut un colis de mes parents contenant quelques victuailles ainsi qu’une lettre me parlant des voisins, de la grand-mère se maintenant très bien malgré son âge ainsi que de la mine qui semblait s’épuiser. La fatigue aidant, je m’assoupissais dès que je m’allongeais, et je n’étais pas seul. Certains pourtant semblaient avoir un véritable don, que bien entendu je ne possédais pas. Je ne compte plus le nombre de remontrances et de vexations que chacun eut à supporter pendant nos cours. Les mots blessent aussi bien que les balles sur le champ de bataille… Dire que j’avais cru ces mots vides de sens, j’en appris toute la rudesse pendant cette période.

Je me souviens aussi bien que si c’était hier la façon qu’Otto fut sanctionné après qu’il soit allé trop loin. Plus il nous brimait plus il semblait qu’un esprit de corps naissait entre nous. Toute la chambrée s’était organisée autour de la surveillance de ce type, et ce à tout moment du jour ou de la nuit. Bien sûr, de par son statut il trouva plus d’une crasse à faire, mais un jour nous trouvâmes un moyen aussi simple que cruel de le piéger. C’est une aspirante qui lança l’idée : « Pourquoi ne pas le faire prendre en flagrant délit quand il détruit vos travaux ? ». Cela semblait si simple que nous en rîmes bruyamment, mais après mûre réflexion ce fut notre stratégie. Tout d’abord il fallut trouver un professeur complice acceptant de nous aider. En soi ce ne fut pas si difficile que cela car Otto semblait avoir sa petite réputation, toutefois un officier se devait d’être discret et ne pas blâmer gratuitement un élève confirmé. Au surplus, ce n’était pas un mauvais étudiant… Mais la chance nous sourit quand la plus inattendue des aides nous parvint. Il nous fut signalé qu’une inspection générale devait avoir lieu le lendemain, et que les chambres se devaient d’être parfaites. Tout était là : réussir à provoquer Otto pour qu’il soit dans la chambre au mauvais moment… Ce qui fut finalement fait en le provoquant sévèrement concernant son autorité. Il fut si vexé qu’il s’empressa de monter et de « punir » à sa façon le courageux aspirant. Dommage qu’il fut pris sur le fait par un général de brigade. Il fut viré sur le champ et ne réapparut jamais à la faculté…

Tout cela semble si loin à présent, si futile, si idiot même ! Je me demande encore ce qui pouvait l’avoir rendu si aigri contre nous, mais une chose est sûre, c’est que jamais il nous pardonna ce qu’il considéra comme une trahison. Bref, il fallait avancer, et son poste fut pris par une autre élève de troisième année. Souriante, avenante et dévouée, Térésa montra un visage radicalement opposé à son prédécesseur. Bienveillante elle nous montra énormément d’astuces tant au niveau des leçons que de la façon de se comporter, comment bien saluer un gradé, comment faire le pli du pantalon que nul parmi nous n’avait réussi à mettre en place jusque-là. Elle n’avait rien d’une mère poule, au contraire elle savait aussi sanctionner fermement ceux qui avaient eu l’idée d’en profiter. Pour ma part je n’eus aucun regard sur elle, trop occupé que j’étais à lire ces pavés scolaires. Peu à peu, cette absence de « séduction » lui apparut probablement agréable car je fus son plus proche contact dans la section. A mon sens elle devait en avoir assez d’être sans cesse harcelée alors que le code intérieur interdisait toute relation entre élèves. Cela me convenait de toute façon fort bien, je n’avais aucune envie d’être expulsé pour une amourette !

La saison chaude était finie et la pluie commença à prendre le pas sur le soleil. Les jours raccourcissaient mais pas la densité des informations à assimiler. Térésa se pencha plus d’une fois sur mes devoirs et m’expliqua les erreurs grossières que j’y glissais. Inattentif ? Bête ? Aucune idée mais certaines choses n’entrèrent qu’à force de répétitions et de bachotage. J’eus plus d’une fois la sensation d’avoir la tête pleine de choses incompréhensibles mais que je me devais de savoir remettre sur le papier ou mettre en pratique. Elle m’apprit notamment les grilles de calculs pour les courbures de tuyauterie, chose absolument imbuvable pour un non initié comme moi. Enfin bon, il le fallait et sa compagnie me ravissait. D’aspirant à élève chef de rang nous passâmes à une relation amicale. Elle n’était pas plus âgée que moi, c’était moi qui avais traîné pour m’inscrire à la faculté. Elle sut me tirer des larmes de rire alors que je déprimais de fatigue, tout comme j’appris à la faire sourire en faisant le pitre. Ah, cette sensation d’apporter quelque chose à quelqu’un…
Ce matin là je m’étais décidé à rester allongé sur mon lit pour récupérer pendant les deux jours. Hors de question de travailler ou de faire quoi ce soit. De toute façon il pleuvait averse et je n’avais guère envie de revenir trempé au point d’en tomber malade. Elle entra dans la chambre, répondit au salut des autres aspirants présents et vint armée d’un parapluie m’inviter à faire un tour en ville. Je fus pris au dépourvu. En ville ? J’étais bien entendu fauché, aucune chance de lui offrir ne serait-ce qu’un petit repas. Il faut dire que j’avais eu la mauvaise idée de me mettre à fumer pour combattre le stresse, chose dont elle ne cessa jamais de me blâmer. Enfin bon, pour le coup il me restait de quoi lui payer une boisson chaude… qui sait, cela suffirait non ? Au pire je pouvais me priver du superflu (comme les cigarettes) pour la prochaine fois. C’est étrange, je me sentis enchanté de l’accompagner sous le parapluie noir.
En passant le portail le planton de service me fit un sourire entendu que je ne compris pas sur le moment. Quoi ? Oui elle est jolie avec ses yeux noisette, sa haute taille, ses hanches… Seigneur elle me plaisait ! Que dire ? Que faire ? J’admis rapidement que la savoir pendue à mon bras me rendait heureux, que passer du temps même penché sur un plan valait bien toutes les sorties entre copains… et là de voir sa nuque dévoilée sous son carré brun me fit tressaillir. Bon sang qu’il est dur d’admettre qu’on aime bien quelqu’un…

Nous marchâmes longuement sans nous rendre compte du temps ou des endroits. Parlant de tout et de rien, nous partageâmes nos rêves d’avenir, nos désirs d’être les meilleurs dans le domaine de la vapeur, d’apporter quelque chose de neuf à ce monde. J’appris qu’elle était orpheline et que son oncle l’avait prise sous son aile très jeune. Mécanicien aux chemins de fer nationaux et pas marié, il lui avait donné une éducation un peu garçonne mais très juste. C’est lui qui eut l’idée de l’inscrire à la STEAM. A ses yeux c’était la seule possibilité financière qu’il leur restait. De plus, Térésa avait cette joie de vivre et cette passion pour la technologie qu’il fut rapidement convaincu du bien fondé de ses choix. Elle me raconta ses débuts, son trimestre à faire comme moi, à vivre comme une autiste loin de tout contact. C’est par courrier qu’elle apprit le décès de l’oncle aimé. Un accident dans une terre éloignée, elle ne put en savoir plus étant donné qu’elle n’était pas sa fille légitime. Plutôt que de s’assombrir elle m’offrit de la suivre dans une galerie réputée pour abriter les meilleurs commerces de la ville. Ce fut un émerveillement : une grande véranda peinte de couleurs vives, une travée autour de laquelle s’organisaient les boutiques, des éclairages au gaz superbement décorés, et puis ces parfums se mêlant étrangement : épices, fleurs, pâtisseries, une pointe de thé très fort. Nous avançâmes dans la foule, piétinant lentement le marbre blanc du sol. Tout était si propre, si ordonné dans les vitrines ! Je n’avais plus vraiment vu de vêtements civils depuis deux mois et tout était comme un renouveau. Les robes étaient bouffantes aux jambes et cintrées à la taille, les costumes arboraient des rayures et quadrillages monochromes, et nous deux, habillés en bleu marine semblions nous être perdus dans un monde inconnu.

Je sentis une main se poser sur mon épaule. Je me retournai et vis alors Wicca….

vendredi 18 avril 2008

Episode 8

Le cours reprit sur la lecture d’un premier plan d’ensemble caractérisant la bête noire : longueur, largeur, hauteur, poids, empattement des essieux, épaisseur des zones carénées et enfin dimensions hors tout du moteur une fois déposé. Je ne me doutais absolument pas qu’une telle chose pouvait exister : douze tonnes, quatre mètres de long, deux et demi de large, deux mètres de hauteur, une cuve à vapeur de 350 litres. Tout était démesuré à mon échelle de débutant. Pourtant tous nous nous intéressâmes à la chose sans nous laisser démonter. Pas à pas nous identifiâmes les organes vitaux de cette machinerie, tels des étudiants en médecine effectuant la lecture d’une planche d’anatomie. Aussi surprenant que celui puisse paraître ceux qui furent les plus stupéfaits étaient justement ceux qui côtoyaient depuis toujours la technologie de la vapeur. En effet, ils furent les premiers soufflés par le fait que ce qu’ils connaissaient pouvaient être utilisés à d’autres fins qu’une filature ou la propulsion d’un navire. Pour eux, une machine à vapeur cela ne pouvait être que pacifique.
Lorsque enfin nous quittâmes le cours nous étions tous excités et épuisés à la fois. C’était fou, c’était aussi grandiose qu’étrange. A quoi bon enfoncer dans le crâne d’étudiants les plans d’un blindé si ce n’était pas pour qu’ils deviennent agents de son entretien ? D’après le professeur le modèle en question avait déjà été surclassé et que les derniers survivants de cette génération servaient de base de cours. Peut-être verrions nous des modèles plus récents, si toutefois nous passions avec succès la première épreuve. Encore une raison de plus de réussir me dis-je en engloutissant mon dîner.
Parlons des repas : le petit déjeuner était fait d’une boisson chaude au choix, d’un jus de fruit et d’une miche de pain complet. Charge à nous de digérer cette boule rugueuse et craquante pour tenir jusqu’au déjeuner. Les anciens et les officiers disposaient d’un complément sous la forme d’une tranche de jambon ou bien d’une margarine très odorante. On disait, tant par moquerie que par jalousie que ceux qui prenait la margarine auraient pu tout aussi bien se nourrir de graisse à roulements. Pour midi là par contre c’était un peu plus varié : trois légumes au choix, deux voire trois viandes, obligatoirement une soupe grasse et nourrissante et enfin un fruit ou un produit lacté comme dessert. Le soir, là c’était une tasse d’une boisson chaude aux choix et éventuellement des biscuits, quand les anciens et officiers n’avaient pas tout raflés. Avec le temps nous apprîmes comment réussir à en faire mettre de côté et ainsi savourer, nous aussi, des sablés durs comme du bois et fade au possible. C’était la seule chose de piètre qualité ici, mais la seule qui soit réconfortante après une journée de labeur.

Après les cours nous avions quartier libre sur le campus sans toutefois possibilité de sortir. Chacun pouvait choisir ses loisirs : un peu de sport dehors, des discussions dans un des nombreux mess prévus pour le repos, ou bien mieux encore étudier dans une salle d’étude ou dans sa chambre. Personnellement je choisis d’écrire à mes parents pour les prévenir. Je ne l’avais pas encore fait depuis mon arrivée…

Père, mère.

Bien arrivé à la capitale. Temps excellent, gens étranges et très énervés. Cela grouille et court dans tous les sens.

J’ai été accepté comme aspirant à la STEAM. Je suis nourri, logé et blanchi sur place. C’est confortable. Il y a énormément de travail, j’espère être reçu à la fin du trimestre.

J’essaierai d’avoir une permission pour venir vous voir.

Votre fils
Barto.

Je me gardai bien de dire tout ce que je ressentis à ce moment là vu que le courrier allait être lu par un étranger, et puis cela aurait servi à quoi de les inquiéter ? Moi-même je ne craignais pas particulièrement grand-chose, tout juste redoutais-je l’échec et donc d’être recalé. Faire tant d’efforts pour rien, cela aurait tenu de la bêtise la plus profonde. D’ailleurs dès le lendemain je fus étonné d’une tradition propre à la STEAM, du moins dans sa phase de première sélection. Chaque matin à l’appel nous eûmes droit à l’énoncé du nombre d’élèves exclus, du décompte de ceux qui démissionnaient, et ainsi finalement de ceux qui restent. Dès le deuxième matin j’entendis des résultats faisant froid dans le dos : dix renvois pour comportement inapproprié, dix-sept mises à pied pour une semaine. Sanction disciplinaire : corvées supplémentaires aux cours, soixante défections, dix malades présentés au médecin. « Vous êtes encore 703 à être aptes à suivre les cours. Bonne journée à la STEAM ». On ne pouvait guère faire plus explicite. On me chuchota à l’oreille que sur les 800 présents à la journée d’accueil guère plus de la moitié passait l’examen et qu’au surplus un bon nombre d’étudiants était recalé.

C’est fou quand j’y repense. Dès le premier jour je fus incorporé, en l’espace deux jours j’étais déjà un militaire à ma façon… et au bout de trois semaines j’avais déjà pour ainsi dire oublié la vie civile. La journée se rythmait à la cloche, mes nuits étaient courtes et mises à profit pour le repos, les jours sans cours je révisais. Tous nous étions ainsi, garçons et filles, tous convaincus que nous avions quelque chose à prouver autant à nous-mêmes qu’aux autres. C’était un honneur que d’avoir la médaille STEAM à la boutonnière et je la désirais aussi ardemment que les autres. Non en fait, je ne voulais plus que ça, c’était mon seul objectif.
Je fis la connaissance d’énormément de gens, aussi bien des aspirants que d’étudiants. Au départ, et vu les circonstances, je crus qu’aucun n’irait adresser la parole à un grade inférieure. Rien n’était plus faux : en effet, tous étaient également notés sur leur capacité à nous gérer et nous donner des ordres. De ce fait, difficile de ne pas faire connaissance ou de jouer les indifférents face à nous. De plus, ils avaient subi le même traitement à leur arrivée. Ca crée des liens, en quelque sorte. Pourtant je crois que je n’eus pas vraiment de chance concernant celui qui serait notre « sous-officier responsable ». C’était un troisième année, un grand gaillard un peu plus âgé que moi nommé Otto Borgward. Une pourriture, mais une vraie celle-là. C’était un vrai spécialiste pour passer sa frustration sur nous, car pour un troisième année gérer un aspirant c’était en général soit une marque de manque de confiance dans les capacités de commandement, soit une sanction. Jamais nous ne sûmes le fin mot de l’histoire, mais quoi qu’il en soit il nous en fit baver… moi en particulier. J’ignore pourquoi mais il m’eut dans le nez dès notre première rencontre. Rien n’était assez vicieux pour me piéger ou me mettre en colère : un petit sabotage bien senti de l’uniforme, des dégâts sur mes devoirs. Plus d’une fois je dus m’excuser auprès des professeurs, feignant d’être responsable de ces vacheries. Pouvais-je le dénoncer ? Bien sûr ! Et après, comment m’aurait-on traité ? En « donneuse », en cafteur trop lâche pour se gérer lui-même. Et puis, sale con ou pas les autres troisième année l’aurait soutenu sans hésitation. Je n’étais personne et eux étaient presque au bout du cycle. Je fis donc tout pour l’éviter pendant le premier mois, juste histoire qu’il m’oublie suffisamment pour avoir la paix. Ce ne fut bien entendu pas suffisant pour que je ne sois plus dans son collimateur…

jeudi 17 avril 2008

Episode 7

Dès le petit matin nous fûmes tirés de nos couchettes par les ordres donnés par les chefs de chambrées. Tous étaient des élèves plus âgés et donc plus gradés. Je ne compte plus le nombre de fois que j’entendis ces sempiternelles phrases à exécuter : « Debout ! En rang ! Habillez vous ! Ceinturon ! Casquette ! En avant en rang ! » Et ainsi de suite. J’étais déjà un automate, une mécanique prête à obéir sans rechigner. De toute façon j’avais l’esprit si embrumé par le manque de sommeil que je ne pus réagir que de manière très automatique. Je vis des élèves se saisir de leurs livres, ce qui fit tiquer le chef de chambrée qui hurla un « Pas de livre ! Vous les prendre plus tard ! Pour le moment en avant ! » .

Il ne faisait pas encore jour quand nous rejoignîmes la cour extérieure. En rangs, alignés et prêts à parti en formation. Des professeurs se placèrent devant nous et appelèrent leurs classes. Classe 1 : mécanique théorique. Classe 2 : Education physique… Quand ce fut notre tour nous fûmes orienté vers le cours de mécanique pratique. Nous suivîmes le professeur dans un silence tout monacal. Il n’était pas très grand, plutôt dégarni et un peu rond, mais il portait encore fort bien l’uniforme. Ses cheveux noirs semblaient avoir été plantés au hasard sur son crâne qui brillait un peu Colonel professeur Mardrek, expert en mécanique pratique, formateur en technologie de la vapeur, spécialiste des dispositifs de combustion et j’en passe. Une pointure dans le domaine. A lui seul il avait déjà déposé une trentaine de brevets que seul l’armée pouvait utiliser, et qui furent vendus à prix d’or à l’industrie civile. Comme quoi, au lieu de financer l’armée par les impôts la nôtre se finançait indirectement sur les civils sans qu’ils s’en rendent compte. Malin non ? Toujours est-il que nous prîmes le même chemin que lui pour aller pénétrer un bâtiment de haute taille situé à l’écart. Aussi bizarre que cela pouvait paraître, il tenait plus du hangar que de la salle de classe, notamment de par l’absence flagrante de fenêtre dans les bas étages. Tout en haut, juste sous les gouttières la bâtisse était cernée de hautes fenêtres sûrement suffisantes pour éclairer des pièces très hautes.
On nous fit tout d’abord pénétrer par une petite porte qui donnait sur un vestiaire. Les filles partirent d’un côté, les garçons de l’autre. On nous donna à chacun un jeton numéroté ainsi qu’un tablier de cuir puis nous passâmes au magasin : C’était une espèce de grand hall d’accueil grillagé derrière lequel se tenait les magasiniers et les étals de matériel. En passant au comptoir nous échangeâmes le jeton contre une caisse à outils, puis nous passâmes dans la salle de cours. En fait de salle l’entrepôt était coupé en quatre sections de taille équivalentes, chacune pouvant aisément recevoir un dirigeable tant en longueur qu’en hauteur. En plus de ces salles il y avait attenante à chacune d’elle une salle d’usinage ainsi que pour tous une grande pièce d’eau pour l’hygiène et un stock de pièces détachées. L’atelier d’usinage était à lui seul une merveille qui disposait du fleuron des machines outils : tours horizontaux, étaux limeurs, perceuses, fraiseuses, bref le rêve de tout mécanicien qui se respectait. Cernée d’établis avec en son centre une estrade munie d’un bureau et d’une forte table métallique, notre salle de formation était visiblement prévue pour recevoir non seulement des machines imposantes mais en plus était équipé pour parer à toute éventualité.

Notre professeur nous fit disposer des bancs afin que nous puissions l’écouter avec attention. Il monta les trois marches de l’estrade et dévoila une maquette cachée sous une toile : c’était un engin étrange (à l’époque) qui tenait tant du train que du bateau de guerre avec ce qui ressemblait à une tourelle. Il nous sourit et nous expliqua en termes simples et clairs que notre trimestre porterait sur la compréhension de ce véhicule et qu’il était indispensable d’en connaître le moindre rouage pour passer l’examen avec succès. La classe serait divisée en quatre groupes qui changeraient toutes les deux semaines de manière à ce que chacun puisse travailler avec tout le monde. A chaque fin de semaine nous allions être évalué sur la prise de connaissance de chacun des postes étudiés, puis finalement l’épreuve finale allait porter sur une manipulation mécanique ou une modification à apporter à l’existant. L’épreuve était prévue pour quatre heures d’étude de texte, puis quatre heures de pratique. D’après le colonel Mardrek nous n’avions pas intérêt à chômer car (je le cite) « Ce machin est déjà un poil périmé mais il est très complexe, mais fiable. N’espérez pas le mettre en défaut facilement ni croire qu’il est facile à cerner. Il y a de tout, depuis de la chaîne en passant par des cinématiques à bielles en passant par du moteur à vapeur. Tous ces aspects devront finir par être familiers pour que vous en parliez comme si c’était votre seconde nature. ».Je me le tins pour dit : il me fallait m’approprier cet engin, le connaître, le décortiquer pour qu’il me permette d’obtenir le sésame indispensable aux cinq années d’étude à la STEAM.

D’entrée de jeu il fit signe à un assistant d’ouvrir une immense porte représentant quasiment toute la façade de l’entrepôt. Nous écoutâmes avec étonnement le grognement des pignons actionnant la porte ainsi que le sifflement d’une pompe à vapeur. Les panneaux de tôle coulissèrent et nous vîmes alors apparaître le véhicule blindé. Il faisait un bruit terrible sur ses chenilles, il fumait à n’en plus finir, tant par sa chaudière que par ses soupapes de régulation. Intégralement peint en noir excepté un numéro peint en blanc sur le flanc, il vibrait et semblait respirer telle une bête féroce totalement enragée. Il écumait littéralement. Une fois la porte largement ouverte, le conducteur dont on n’apercevait que la tête dépassant à peine du bas châssis poussa des manivelles et l’engin s’avança dans un vacarme assourdissant. Ses roues en fer écrasaient les chenilles du même métal, et le tout rampait plus que cela ne roulait. Une fois grimpé sur la partie métallique de présentation, le conducteur arrêta le blindé en purgeant la vapeur contenue dans la chaudière. Nous sentîmes alors l’odeur âcre de graisse brûlée ainsi que celle de combustion d’un produit bizarre appelé pétrole.
Le professeur s’avança, le conducteur salua avec entrain puis s’éclipsa rapidement. Le colonel tâta alors la bête d’acier, caressa ses flancs comme un pâtre flattant ses moutons. Il nous sourit, ajusta ses lunettes en demi-lunes et commença une nouvelle explication sommaire : taille, poids, puissance, mode de propulsion, description des suspensions… nous n’avions pas pris notre nécessaire pour écrire, ce que fit remarquer un étudiant un peu plus courageux que les autres. Le professeur répondit alors qu’on nous remettrait dans un instant plans et caractéristiques de la bête, et que pour le moment il était nécessaire que nous en commencions la lecture attentive.

Nous passâmes ainsi la matinée à bûcher sans arrêt, sans lever la tête de cette notice épaisse comme un livre et détaillée à vous en faire perdre le sens de la mesure. Une fois la clochée sonnée nous partîmes déjeuner, toujours encadré par un élève plus vieux que nous. C’était bien entendu temporaire, le temps que nous prenions connaissance des locaux. Par la suite nous devions être autonomes et respecter l’horaire sous peine de sanction disciplinaire.
Le self était assez bon, quoi que purent en penser ceux nés à la ville. Pour ma part aucun restaurant de ma ville n’avait une telle diversité et encore moins une telle qualité de produits frais. Somme toute je constatai avec plaisir que la réputation de l’armée nourrissant bien ses troupes était tout à fait légitime. Nous discutâmes à bâtons rompus de cette mise en jambes : un tel trouvait le tout trop strict et militaire, un autre le projet de connaître cette machine trop ambitieux, une dernière ajoutant qu’on avait tous besoin les uns des autres pour réussir, ce en quoi elle avait totalement raison. Sans travail d’équipe… inutile de rêver jamais je n’aurais pu intégralement comprendre cette bestiole de fer peinte en noir.

mercredi 16 avril 2008

Episode 6

Des élèves de seconde année (ce que j’appris que par la suite à reconnaître), nous placèrent par section, classe et taille. A chaque tête de peloton ces élèves nous regardèrent et nous montrèrent les rudiments : le garde à vous, le repos et le salut. Ils nous firent répéter jusqu’à ce que la manœuvre fut suffisamment maîtrisée pour être présentable. Je remarquai alors la présence de jeunes filles qui, elles aussi, portaient l’uniforme réglementaire. Toutes étaient coiffées à l’identique, un strict carré au ras de la nuque. Certaines reniflaient et avaient les yeux rougis, elles pleuraient probablement la perte d’une longue natte ou de beaux cheveux. Pour la plupart en revanche, le regard semblait s’être affirmé suite à cette première épreuve. J’entendis un « garde à vous ! » auquel les talons répondirent d’un claquement sec, puis je vis sur une estrade plusieurs hommes nous observer avec attention. Celui qui me semblait le plus décoré s’avança, salua avec une rectitude toute militaire et lança un « repos » que nous exécutâmes avec soin. Il était de haute taille, la coupe identique à la nôtre à la différence de la blancheur de ses cheveux, svelte et sûrement en excellente condition physique. La chose qui me marqua le plus fut ce fut la façon dont ses muscles jouaient sous l’uniforme. Il tenait plus du félin que de l’ours tant il me parut souple et tendu.

Chers aspirants, je me présente, je suis le commandant Ternarber, directeur et responsable de la faculté STEAM. A partir d’aujourd’hui vous êtes tous sous ma responsabilité et par conséquent sous mes ordres. Le régime ici est très simple : tout soldat doit respect et obéissance à son supérieur, ce qui a pour conséquence qu’à chaque année réussie vous montez de grade. Vous serez soumis à un premier trimestre éliminatoire, c'est-à-dire que tout échec à ce test est exclu.
Vous serez nourris, blanchis et logés par la faculté. Trois repas par jour à heures fixes. Douche deux fois par semaine. La sonnerie dicte le rythme de la journée, écoutez la avec attention. Extinction des feus signalée par sonnerie, tout retard dans la chambrée devra être justifié auprès du personnel de garde. Tout manquement à ces règles pourra être sanctionné par une exclusion définitive. Permission de sortie de deux jours tous les quinze jours, possibilité d’autorisation exceptionnelle sur demande auprès de vos officiers de tutelle. Toute communication avec l’extérieur sera réglementée. La STEAM dispose d’un service courrier. Utilisez le, celui-ci est gratuit. Le courrier sera lu et si nécessaire censuré. Tout aspirant sera susceptible de s’expliquer sur le contenu des courriers écrits par ses soins.
Organisation de la semaine : cinq jours de cours, deux de repos. Les travaux seront planifiés par vos officiers, prenez en bonne note. Nous fournissons le matériel, inutile d’en acheter de supplémentaire. Les cours se répartissent entre trois catégories : théorie, pratique et activités physiques. Le test trimestriel portera sur les trois domaines à parts égales, donc ne négligez pas un seul point de votre formation. Les travaux théoriques se baseront sur des ouvrages que nous vous fournirons à la fin de cette présentation. Prenez en soin, toute dégradation vous sera facturée.
Pour finir, si vous respectez les règles, et que vous accédez à une note validant votre entrée vous obtiendrez cet écusson en argent : il représente le vaporiste et son art. L’engrenage et le nuage de vapeur. Vous les porterez en toute circonstance, et ils seront pour vous symbole de fierté et de fratrie. Chaque année réussie et validée par examen vous obtiendrez également un grade supplémentaire et une revalorisation de votre solde. Les aspirants ne sont pas payés, alors si vous avez besoin d’argent profitez dès votre première liberté pour contacter de la famille ou une banque. A la fin du cycle complet vous serez, ceux qui seront encore là, des vaporistes confirmés et diplômés. Vous devrez alors cinq années de service pour l’armée, ces années n’étant pas nécessairement consécutives. Votre expertise et vos compétences seront alors mises à contribution pour l’amélioration et le maintien d’une technologie de haut niveau dans notre pays.

C’est tout.

Il descendit de l’estrade et les deuxièmes années nous donnèrent l’ordre de rejoindre nos chambrées. Chaque bâtiment portait le numéro d’une unité correspondant à celle de notre matricule, ce qui m’évita plus d’une fois de me perdre. Nous entrâmes dans les dortoirs, exténués, stressés et terrifiés par ce qu’on venait de nous annoncer : un concours ! Moi qui avais crû qu’être aspirant faisait tout, j’en étais quitte d’une nouvelle et pénible déception. Il commençait à faire nuit et les lampes à gaz s’allumèrent au plafond. Chaque chambrée disposait de vingt lits au bout duquel se trouvait un petit pupitre et une chaise en bois. Dedans nous trouvâmes trois livres, un bloc de feuilles de papier et une boîte métallique contenant un stylo et une plume ainsi qu’un encrier. Je fus marqué à jamais par les titres de ces ouvrages : La vapeur, bonnes pratiques de conception ; Mécanique générale et dessin technique ; Mécanique des fluides premier niveau. Tous nous nous plongeâmes dans ces ouvrages et je constatai avec effroi que Wicca avait hélas totalement raison. Tout ceci me parut invraisemblablement complexe à lire, en particulier les schémas de systèmes hydrauliques. Qu’est ce qu’un flux laminaire ? Pourquoi la pression doit être contrôlée dans un condenseur ?

De l’entrée on nous ordonna de nous dévêtir et de nous préparer pour l’extinction des feux. Je posai mes brodequins au pied du lit, rangea mes vêtements dans un panier placé sous le lit puis m’allongea prestement. Quelques instants après nous entendîmes sonner trois fois une cloche, puis un sifflement cessa. La lumière au gaz s’éteint et nous fûmes plongés dans l’obscurité. Dormir ? Comment faire pour dormir après tant d’émotions ?! Je scrutai le plafond en appelant de mes vœux la fatigue quand je sentis une main se poser sur mon épaule. Je me retins pour ne pas crier et entendis un « chut » très discret. En me tournant je vis un des garçons avec qui j’étais au garde à vous dans la cour.
- Motermil Ramsham, tu peux m’appeler Mot’.
- Barto Röner. Enchanté. Fais gaffe il y a peut-être des rondes !
- Ne te fais pas de bile, mon frère a fait STEAM. Il dit qu’ils font ça pour nous foutre la trouille et qu’après le trimestre ça va un peu mieux.
- Tu viens d’où ? Demandais-je en chuchotant.
- Des côtes de l’ouest, un village de pêcheur appelé Kaermin.
- Moi de l’est, une petite ville, Hohneheim.
- Tu crois qu’on va réussir ?
- J’en sais rien, j’ai ouvert les livres. Ca a l’air très difficile.
- Et ça l’est ! On en parle demain tu veux ?
- A demain, dors bien !
- Toi aussi !

Ce fut ma première nuit, la plus terrible entre toutes là-bas. Terrorisé par cette vie d’ascète, effrayé par les cris de ceux qui regrettaient leur choix et tétanisé face à l’ampleur de la tâche, je ne pus m’empêcher de songer à mes parents qui devaient s’inquiéter pour moi. Je me devais de les prévenir que tout allait bien. Je le ferai le lendemain me dis-je en m’endormant.

Episode 5

Une fois le lourd portail passé, je choisis de suivre la foule circulant sous l’immense tour peu accueillante. Pas après pas je pus voir que non contente d’être orgueilleusement dressée comme un phare au milieu de la caserne, celle-ci avait à sa base un grand passage voûté suffisamment large pour que deux calèches puissent se croiser sans risque. A chaque extrémité de ce tunnel de briques attendaient des gardes armés d’un fusil, au garde à vous et observant droit devant eux. Protocole quand tu nous tiens… Leur uniforme était du même bleu foncé que celui des autres personnes présentes, mais les boutons dorés des vestes à col droit étaient gris acier, et pardessus la tenue réglementaire était enfilée une lourde capote de laine noire sans la moindre trace de fanfreluche. Tout dédié à l’efficacité, cet uniforme aurait tout aussi bien pu servir directement sur le champ de bataille. La seule chose qui montrait que ces hommes étaient là pour la parade était le cirage irréprochable de leurs brodequins et la blancheur de leurs guêtres. Nul doute qu’ils avaient des heures d’entretien ne serait-ce que pour accéder à ce poste. En passant dans l’ombre opportune de l’arche, je constatai que la STEAM était mixte. Ce fut une véritable surprise car même une fois à l’école supérieure garçons et filles étaient séparées. Ceci dit, les filles portaient les mêmes uniformes que les garçons, donc difficile de dire s’il s’agissait d’une décision contre la discrimination ou pour l’uniformisation…
C’est dans la gigantesque cour carrée que je fus vraiment saisi par la taille des bâtiments. Tout autour de ce grand volume dédié aux arbres et aux buissons fleuris un chemin de garde, comme dans les cloîtres, permettait aux gens de défiler sans venir couper l’espace vert central. Soutenus par de grosses colonnes droites sans fioritures, les plafonds et voûtes ne présentaient guère de décorations en dehors d’un rappel constant des devises de l’école : devoir, science, respect, obéissance. Tout un programme. Après un petit moment pris pour absorber la force des lieux, je repris mon chemin en marchant d’un bon pas sur le dallage de pierre. Mes talons ferrés claquaient avec vigueur tout comme les bottes que portait tout le monde. Cela m’évita de me faire immédiatement remarquer, quoi que je ne fus pas vraiment à ma place avec mes vêtements de civil. Je pris la droite de la cour et pénétra dans le bâtiment par une haute double porte en bois massif grande ouverte sur un hall digne d’une gare. En son centre trônait un long comptoir derrière lequel travaillaient une bonne dizaine de personnes. On entendait clairement le murmure des gens et plus indistinctement le grattement de la plume d’acier sur le papier des documents. Je me plaçai dans la queue quand on m’invita à rejoindre un poste s’ouvrant à l’instant. Tout heureux de ne pas avoir à attendre plus longtemps, je rejoins alors un homme d’une quarantaine d’années qui se saisit de mes documents, me dévisagea et me tendit un formulaire ainsi qu’un appareil étrange. « Tu n’as jamais vu un stylo je suppose » lança-t-il en souriant. Je fis signe de la tête que non, et il me montra que cette invention permettait d’écrire sans plume et qu’il était plus aisé avec cet engin miraculeux de remplir les dossiers qu’avec quoi que ce soit. Il me montra des pupitres puis invita la personne suivante à s’approcher.

Maudites administrations ! Je dus me résoudre à rappeler les noms de mes parents, des informations dont je ne voyais pas l’utilité sur ma religion ou mes anciens emplois, un certain nombre de détails sur comment j’avais connu la STEAM… enfin toute ma vie résumée sur deux feuillets à recopier deux fois. Je pris quelques minutes à réfléchir et me gratter la nuque pour tenter de me souvenir du nom de jeune fille de ma grand-mère, ainsi que le nombre de frères et sœurs de mes parents. Je n’ai jamais connu mes oncles et tantes, ceux-ci ayant pour la plupart émigrés l’étranger. Cependant, après une bonne demie heure de travail, je pus enfin remettre les documents au même comptoir. Le soldat lut en diagonale mes informations, et avant même que je pus dire quoi que ce soit me désigna un numéro de bureau et un numéro d’étage où je devais me présenter. Pas de rendez-vous chez le recteur ? Il rit de mon incrédulité puis me signifia qu’il était urgent que j’y aille.
Tout était fonctionnel : portes sans décoration, pas de tableaux ou presque, peu d’indications autres que celles nécessaires, plus j’avançais plus je constatais que c’était bien d’une caserne et non d’une école qu’il s’agissait. L’escalier témoignait à lui seul de ce soin apporté à ne pas être distrayant : gris, uniforme, parfaitement taillé, avec pour seule rampe un tube peint en noir et comme garde fou une balustrade aussi sommaire que la rampe. Une fois arrivé au deuxième étage, je pus constater que les bâtiments étaient aussi carrés que leurs architectes : cour carrée, chemin de garde carré, couloirs suivant le chemin d’un carré… je remontai donc ce nouveau quadrilatère pour arriver au bureau 37. Je frappai à la porte et l’on m’invita à entrer. Là, une femme d’environ quarante ans m’invita à m’asseoir sur un tabouret posé face à son bureau. Sans mot dire elle lut mes documents, agrémenta de quelques « hum, hum » sa lecture, se leva et me serra à la main. « Bienvenue à la STEAM jeune homme. Passez cette porte pour prendre votre paquetage et suivez les ordres des aspirants qui se trouveront à chaque étape ». Avant d’avoir eu le temps de signer quelque engagement que ce soit ou de discuter elle me poussa avec entrain dans la pièce suivante. Quelle folie ! C’était un long couloir très large qui répartissait de part et d’autre des postes pour récupérer un uniforme et quelques objets supplémentaires. Je vis une colonne d’environ quinze civils comme moi qui faisaient le même trajet, allant de gauche à droite pour se saisir d’une nouvelle pièce de leur nouvelle vie. Tout au bout un homme de haute taille, visiblement un officier tonnait des ordres fermes et définitifs : « le silence est exigé, ne parlez que si vous y êtes invité. Répondez clairement par oui, non ou bien un numéro. Prenez chaque pièce et rangez la dans le sac que vous prenez à l’entrée ». Que faire ? Refuser ? C’était déjà trop tard pour reculer…

Une fois mon attirail pris, je refis le point : un uniforme, des brodequins à ma pointure, une capote, une casquette, deux chemises, trois sous pulls, deux paires de chaussettes, trois caleçons dont un long, un grand sac à dos en cuir noir et un ceinturon garni de trousses diverses. A quoi aillais-je ressembler ? A rien me dis-je quand je passai au bout du couloir. Là deux panneaux m’indiquèrent un autre changement : douche et coiffeur. Coiffeur ? Mes cheveux noirs étaient relativement longs et je me voyais déjà tondu comme un œuf…. Je pénétrai comme les autres dans le local, on me fit m’asseoir, on plaça sur mes épaules un grand morceau de toile cirée puis une tondeuse à main vint hacher ma tignasse. En quelques instants j’eus la coupe réglementaire de neuf millimètres, puis je fus envoyé dans la douche. A poil me hurla-t-on depuis une pièce attenante. Je m’exécutai et passa mon corps sous les jets d’eau très chaude sentant le désinfectant. En ressortant on ne me remit qu’une grande serviette et mon bardas. Voilà, c’en était fini de Barto Röner, j’étais le nouvel aspirant de première année Rôner, matricule 15-493-11. Année 15, élève de la 493ème brigade de la classe 11. Tout un programme… Je suivis les autres sous les ordres d’autres étudiants qui eux avaient une barrette cousue sur l’épaule. « Deuxième année, ne les emmerde pas, fais ce qu’ils disent » me chuchota un autre arrivant. On se revoit dans les piaules ! »
On nous fit descendre d’autres escaliers pour rejoindre une grande cour à l’arrière des bâtiments, puis mis en ligne comme pour un défilé. Tout du long j’entendis les imprécations nous intimant l’ordre d’accélérer le pas, ce que je fis de crainte d’être sanctionné dès le premier jour. Quelle ambiance ! De quoi vouloir repartir avant même d’avoir commencé !

Episode 4

Au bout d’un certain moment Wicca se tourna vers moi et me tança avec une pointe de regret. D’après elle il était impossible de ne pas comprendre ce qu’elle venait de décrire : dépression sur les parois, distributeurs quatre voies, évaporateur à portée rectifiée et j’en passe. Je dus lui rappeler que je venais d’une toute petite ville où la plus moderne des machines servait au transport du minerai de fer et qu’elle était plus vieille que moi. De toute façon, par chez moi il n’y avait que rarement de bonnes informations et de bons livres, tout au plus quelques commerçants daignaient apporter d’anciennes éditions qui m’avaient permis de me former. Sans se formaliser plus que cela, elle se saisit d’une pile de journaux qu’elle me tendit en souriant. C’est alors que je prenais l’épaisse couche de papier que je pus enfin détailler son visage : d’une forme étrange, il hésitait entre le ovale d’une belle jeune femme et le carré au niveau de la mâchoire, et ses yeux surmontés de sourcils un rien broussailleux reflétaient sa parenté avec l’homme qui vint nous rejoindre. Les pupilles grises perdues au milieu de la crasse qui couvrait sa peau brune semblaient me défier constamment, avec cet éclat qui n’existe que chez les gens dont la souplesse d’esprit s’accompagne d’une espièglerie de tous les instants. Lorsqu’elle défit enfin le chiffon qui recouvrait encore ses cheveux, ceux-ci apparurent de leur improbable vert de gris. Pour un peu, j’aurais presque cru qu’elle s’était mise la tête dans une cuvette de cuivre oxydée. Remarquant ma surprise, elle éclata de rire et me jaugea concernant mon ignorance. Son père était un « bien né », un homme dont la famille vivait en ville depuis des siècles tandis que sa mère était une fille d’une tribu du grand nord, les Bankedas, ou quelque chose approchant.
Son père fit chauffer pendant ce temps un thé dont l’odeur âcre et subtile à la fois envahit rapidement la pièce, puis me tendit une tasse grossièrement faite d’une conserve découpée et d’un bout de tuyau rapporté. Quitte à être mécano autant consommer le thé dans ce genre de bizarreries me dis-je en sirotant la chose. Le goût hésitait entre la limaille de fer et l’écorce d’oranger, et la couleur me fit songer à un bidon d’huile de ricin. Allez savoir pourquoi, j’appréciai immédiatement le breuvage et le félicita pour celui-ci. Il éclata d’un rire tonitruant. D’après lui, il était normal d’aimer ce genre de choses car c’était la seule chose que l’on pouvait se permettre dans un atelier. Une fois ce point accompagné d’un rire généralisé, il se dévêtit et je pus enfin voir qui se cachait sous l’épaisse combinaison sale : pas très grand mais trapu, un peu d’embonpoint, ses cheveux noirs tranchaient terriblement avec ceux de sa fille. Son nez écrasé comme celui d’un boxer et son sourire édenté le faisaient ressembler à un chien de mauvaise humeur alors que ses prunelles vertes contrastaient au point de lui donner une mine amusée d’enfant devenu adulte trop tôt. Une fois l’ensemble des couches de vêtements ôtés et simplement habillé d’un caleçon long et d’un maillot sans manche, il m’apparut encore plus musclé et velu. Il me regarda fixement avec énormément de sérieux.

- Tu ne te rends pas compte de ce que représente réellement la faculté STEAM gamin. C’est la pire chose qui puisse arriver à un vaporiste. Elle fera de toi un larbin en uniforme et t’enlèvera toute passion.
- Mais je veux apprendre ! Je veux devenir quelqu’un ! Répondis-je en criant. J’ai besoin de ce diplôme.
- Ola, ola gamin, reprit-il avec calme. Tu n’es pas obligé de faire STEAM pour être quelqu’un, et encore moins de choisir l’esclavage pour apprendre à être un mécano. Ecoute, il y a plein de facultés qui forment les jeunes comme toi…
- … Hors de question ! Coupais-je avec orgueil. J’ai choisi, je ferai STEAM !
- Très bien, alors quitte cette maison sur le champ, je ne veux rien avoir à faire avec un toutou des militaires.
- Fort bien monsieur ! Merci pour le thé, merci pour cette discussion. Je vous salue !

Je m’empressai de quitter l’atelier et de rejoindre le trolley quand Wicca m’attrapa par le bras. Elle m’accompagna à ma station et resta silencieuse tout le long du chemin. Arrivés au panonceau elle ne put s’empêcher de soupirer tout en observant les volutes de fumée sortant des hautes cheminées plantées ça et là dans le quartier. Je me tins silencieux moi aussi, vexé d’avoir été si brutalement remis en question par un étranger, et qui plus est concernant mes seuls espoirs. Cela commençait fort : mer perdre, atterrir dans une maison de fous et me faire virer sans autre forme de procès, il y a de quoi douter de mes convictions ! Lentement, elle tendit sa main vers le ciel et murmura pour elle-même qu’un jour, elle aussi volerait dans le ciel. Encore un rêve de mécanicien, un de ces grands rêves qu’on ne pouvait envisager qu’en ballon ou bien en dirigeable. Elle, ce qu’elle voulait, c’était une machine volante, un miracle de la technologie permettant à l’homme de rejoindre les oiseaux. Je ne pus m’empêcher de sourire et pris le parti de ne pas commenter. Cela me suffisait déjà de m’être mis à dos le père, pas question d’en faire autant avec la fille… et puis au demeurant je la trouvais aussi repoussante qu’attirante de par son allure agréable que de par son tempérament de garçon manqué.

Le trolley s’arrêta dans un sifflement appuyé, et je montai en la saluant. Elle me fit promettre de revenir la voir malgré la colère de son père qui, de toute façon était d’après elle un lunatique incurable. Après tout des amis dans une ville comme celle-ci, ça ne saurait se refuser me dis-je en m’accrochant à une lanière de cuir pour ne pas trébucher au démarrage. La cloche tinta, un nuage de vapeur envahit le trottoir, puis nous prîmes une grande artère longeant un canal au cœur de la ville.
C’est étrange comme les grandes cités peuvent être faites de choses si différentes. Après les fastes des quartiers riches, le mouvement d’un quartier populaire, je traversai toute une zone habitée par les résidents de troisième catégorie. Entre misère et saleté, les habitations étaient repoussantes, toutes souillées par la suie des usines et un pavé grossier pour toute route. Les cahots de la route semblaient même affecter les voies du trolley tant nous étions secoués. Les demeures étaient faites en brique rouge, la même qui avait servie à bâtir les ateliers, sauf qu’en guise de fenêtres il y avait de grands cadres en bois dénué de verre et des volets sombres pour fermer en cas de pluie. Pas une plante, pas un arbre, tout était désespérément triste et glauque. Sur le pas des entrées on pouvait dénombrer les familles, les pères ivres et les mères solitaires. Souvent en haillons ou en vêtements rapiécés, tous m’apparaissaient comme affreusement pauvres. Je doute qu’il y eut jamais un ramassage des ordures tant les monceaux d’immondices étaient hauts et puants. Croiser le regard d’un enfant barbouillé de boue au regard fatigué me fit frissonner tant il semblait porter à lui seul la croix de sa naissance. Je tournai alors le regard, hésitant entre abattement et colère intérieure. Ce n’était pas juste, pas équitable que la faim soit présente ici, au centre même de l’état… ah les espoirs de la jeunesse…

Tout à coup m’apparut le bâtiment le plus gigantesque que j’avais jamais vu, un immeuble d’une telle longueur qu’on aurait pu y loger toute ma ville. D’une blancheur immaculée et aux hautes baies vitrées, il défiait l’avenue qui s’était à nouveau parée d’un goudron parfaitement lisse. Une fois la stupeur passée je constatait alors qu’il ne s’agissait là que de dortoirs ou de ce qui pouvait s’y apparenter. Nous débouchâmes sur une grande cour carrée autour de laquelle s’agençait une tour immense marquée de gigantesques lettres rouge « STEAM », à son sommet du blason des vaporistes, et de chaque côté d’elle de longs alignements de bâtiments faisant songer à une caserne. Chacun de ces immeubles avait à son sommet un grand dôme vitré à la carcasse de fer forgé surmonté du drapeau national. Je descendis et observa un peu le mouvement : des dizaines, peut-être même des centaines d’étudiants en uniforme bleu marine arpentaient les lieux, saluant en claquant des talons leurs supérieurs en âge qui étaient sûrement professeurs ou officiers. Je m’avançai alors et toquai à la guérite du gardien. Celui-ci me salua sans excès de forme, se saisit de mes papiers et m’invita à suivre un réseau de flèches qui devait m’amener au centre administratif. Je devais donc pénétrer droit sous la grande tour, passer celle-ci, traverser une nouvelle cour intérieure, aller à droite, puis finalement demander au comptoir des admissions une entrevue avec le recteur.