jeudi 5 juin 2008

Episode 28

Le jour dit alors qu’il faisait nuit on nous aligna dans la cour, nous eûmes droit à un briefing sur nos devoirs de soldat, et nous reçûmes nos tenues et barda. Cela n’avait rien à voir avec les uniformes de la faculté : noir comme la nuit, des grades mats pour qu’ils ne brillent pas à la lumière, un casque lourd en acier, un sac à dos très simple et bien conçu, une pelle, une trousse à outils et enfin un fusil avec deux cartouchières. On nous informa que des grenades seraient distribuées par la suite et que pour le moment nous devions garder nos armes dans des housses. Une fois dans le train notre équipement rejoindrait les wagons des unités logistiques. Certains seraient affectés à de nouvelles armes, des mitrailleuses conçues pour tirer à très grande cadence. J’en avais entrevu quelques unes dans les terrils d’entraînement et entendu leur chant strident, mais jamais suffisamment près pour me faire une idée sur ce qu’était ces armes. Enfin, on nous donna l’ordre de faire mouvement vers des camions à vapeur où nous montâmes dans une grande benne débâchée.
En chemin je pus observer la ville encore assoupie où les rares passants nous jaugèrent avec inquiétude. La colonne représentait facilement une centaine de soldats, et certains murmurèrent qu’on n’était que les techniciens, que la troupe était déjà à la gare pour monter avec nous. Ils venaient sûrement des casernes aux alentours de la capitale et étaient des volontaires rompus au service militaire. C’est étonnant, je ne pensai à rien durant ce trajet, pas même à mes parents. L’atmosphère était si étrange, on aurait dit que nous faisions qu’un dans l’unité, que tous nous étions tendus et prêts à agir le moment venu. Pourtant, certains murmuraient des prières ou tentaient de se détendre en discutant de tout et de rien. On me tendit une cigarette que j’allumai avec plaisir, un moment de détente pour soulager mes contractions. C’est à ce moment que je remarquai que ma main droite tremblait un peu, comme à chaque fois que j’étais en situation de stress extrême. Un homme posa sa main sur la mienne et cette chaleur me détendit. Je le regardai et remarquai qu’il était sergent. Ce n’était pas un élève mais un responsable de la troupe, un ancien qui devait nous encadrer et nous mener en cas de combat.
- Sergent Martfeld, ton nom soldat ?
- Deuxième classe Rôner, génie mécanisé.
- Tu es du génie ? Très bien, on aura besoin de toi je pense. C’est toujours difficile de manœuvrer et de faire fonctionner des foutues machines, surtout en ville. Tu sais où on va n’est ce pas, sinon tu ne serais pas aussi inquiet.
- Oui sergent.
- Détends toi petit, j’ai quinze longues années de service, j’ai participé à plus d’une guerre et ceux qui en reviennent sont ceux qui savent garder leur calme. Je n’ai pas besoin d’un héros, pigé ?
- Je crois sergent.
- Très bien. Toi et toi, dit-il en pointant du doigt deux soldats de troisième et quatrième année, vous prenez le deuxième classe avec vous. Il vous suivra, vous lui apprendrez le boulot.
- Oui sergent ! Répondirent les deux élèves en chœur.
- Tu es avec moi ?
- Oui sergent ! Répondis-je avec conviction.
Il se mit à chanter un air que je n’oublierai jamais et qu’on chanta souvent pendant les moments les plus durs.

Tu es soldat, tu tiens un fusil
Pas de question, juste l’ennemi.
Si ton frère vient à mourir,
Donne ta vie pour lui avec le sourire

On meurt tous, tôt ou tard,
Alors si tu vis, tu es veinard.
N’abandonne jamais ton poste,
Prépare toujours la riposte.

Si tu as peur, c’est que tu es vivant,
Alors tremble et bas toi maintenant.
Tiens ton fusil et tire encore,
Pour ton camarade qui est mort.

Et si tu meurs frère d’arme,
Pour toi je verserai une larme.
Tu es parti pour me sauver,
A mon tour d’être de corvée !

On tonna ce chant qui réveilla les bourgeois des quartiers chics et on ne cessa pas une fois dans la gare. Je vis sur le quai que Térésa et les Violet étaient parvenus à passer le cordon de sécurité. Privilège d’être accompagné d’une vaporiste je suppose. Je m’approchai, les saluai et réitérai ma promesse de revenir entier. Henri me jaugea avec tristesse et me fit promettre de ne me servie de mon arme qu’en dernier recours. J’obtempérai, leur souris et repris ma place dans le rang. Tout en m’éloignant pour monter à bord de mon train je ne pus détacher mon regard de ces gens qui comptaient autant que ma famille à présent.

mercredi 4 juin 2008

Episode 27

Dès ma permission arrivée je me rendis à l’atelier de la famille Violet où je trouvais le père, la fille et Térésa en pleine discussion autour de l’établi. Chacun allait de sa suggestion et proposait une solution différente. Je me fis discret pour ne pas les troubler et j’écoutai alors chaque idée avec attention. Tous avaient raison d’une certaine manière, tout comme chacun avait tort quelque part. La perfection ou l’idéal n’est pas de ce monde souri-je en sortant de la pénombre. Tous furent surpris de me voir et m’accueillirent avec chaleur. J’embrassai les deux jeunes filles de manière amicale et serrai la main d’Henri qui fut ravi de me revoir. Nous bûmes un thé fumant, firent un point sur l’avancement de la voiture, puis je m’ouvris de ma décision d’aller à Ranetta avec le prochain contingent. Térésa frissonna, le père tonna contre ma folie et Wicca m’observa avec tristesse. Tous furent d’accord pour dire qu’un tel geste tenait plus de la folie que du bon sens et que seul je ne saurais être utile en quoi que ce soit pour mes parents. Ils n’avaient raison : qu’est-ce qu’un soldat seul pouvait changer ? Rien si ce n’est voir et ne rien comprendre.
- Et tu choisiras quel camp ? Demanda avec sarcasme Henri.
- Je ne sais pas, ce que je sais c’est que je dois y aller.
- Et si tu dois tuer ?
- Alors...
- Alors rien petit, tu seras comme tout le monde, comme je le fus à ton âge. Tu n’es pas né assassin, rares sont ceux qui naissent avec ça dans le sang. Si je hais la STEAM Barto, c’est parce que je leur dois la mort de ma femme, mais aussi parce que j’ai porté leur uniforme tout comme toi. J’ai vécu ce que tu vis, devoir aller quelque part où j’étais engagé. Sa mère n’avait rien d’une terroriste ou d’une rebelle, mais une foule en colère c’est aveugle au bon sens et sourd à la parole de la raison. Ils ont tirés, je l’ai vue s’effondrer sous mes yeux. Wicca elle dormait dans un couffin dans sa maison. Nous nous étions rencontrés alors que je venais faire du maintien de l’ordre, tout comme tu veux le faire. Je suis resté là-bas trois longues années, elle est tombée enceinte, nous nous sommes mariés. Mes supérieurs considéraient cela comme un affront, elle était d’une tribu et pas d’une ville. A vrai dire c’était le désert, la poussière, la soif, la chaleur…
- Tu ne m’as jamais raconté tout ça papa, murmura Wicca dans ce qui semblait être un début de sanglot étranglé.
- Te dire que je suis moi aussi un assassin ? J’ai utilisé mon fusil pour sauver ma vie, mais j’avais tort. Barto, tu ne dois pas y aller, ta vie a de l’importance parce que tes parents se dont donnés du mal pour que tu vives, pas pour que tu ôtes la vie d’autrui. J’ai énormément parlé avec Térésa, elle m’a dit ce qui s’est passé dans ta ville. Je suis désolé, mais reste ici, tu ne seras d’aucun secours à ta famille si tu meurs.
- Ma décision est prise monsieur Violet, c’est mon choix et je n’en changerai plus. Je pars dans deux semaines, ils ont avancés l’appel. Je suis le seul de première année à partir, sur faveur de mon officier. Je suis un entraînement spécifique pour savoir conduire un blindé et tirer correctement au fusil. Je ne suis pas mauvais, ils veulent me voir aux commandes d’un de ces engins dès demain. Je n’ai qu’aujourd’hui pour tous vous voir. Térésa, ils ont donnés dix jours de plus à tous les soldats partis en opération, d’après eux c’est nécessaire. Reste ici, ne reviens à la STEAM que si tu es sûre de toi, pas autrement. Ne déserte pas, démissionne si tu sens qu’il ne faut plus que tu en sois. Moi, j’y reste et j’y vais.
Je me levai, embrassai sur le front Térésa, serrai la main de monsieur Violet puis finalement embrassai sur la joue Wicca. Cette dernière me suivit au dehors tandis que j’entendis pleurer à chaudes larmes Térésa qui s’effondra en me voyant m’en aller. Une fois sorti, Wicca me sauta au cou, me regarda droit dans les yeux avec arrogance et me lança bien en face « Reviens, c’est un ordre, pas une demande ». Je ne pus qu’hocher la tête, la fixer fermement dans les yeux puis l’embrasser à nouveau comme un frère et une sœur s’embrasseraient. Elle me glissa dans la main un bout de papier avec dessus une sorte de grille faite de lettres et de chiffres.
- C’est un système de code qui nous permet de nous écrire sans que notre courrier soit lu, ou de rédiger des plans sans qu’on puisse nous les voler. Tu pourras te servir de ça pour nous envoyer des lettres. N’oublie pas, écris. Je pense à toi Barto Röner.
- Et moi aussi je pense à vous tous Wicca Violet. Sois prudente, occupe toi bien de Térésa, elle a besoin de quelqu’un de fort comme toi.
- Je ne suis pas forte, je ne le suis que quand c’est indispensable. Reviens moi vite. Promis ?
- Promis.

J’aurais pu rester toute la journée, voire même le lendemain mais au fond de moi je pensai que tout cela aurait eu un quelque chose de théâtral qui n’aurait fait que faire plus de mal que de bien. De retour à la faculté je me dirigeai immédiatement à l’armurerie, demandai conseil au préposé et pris place dans un stand. Epauler, viser, presser la détente. Le fusil à répétition fut alors mon nouveau compagnon : j’appris à le démonter, à l’entretenir puis à le remonter le plus vite possible. On m’enseigna l’art d’utiliser une baïonnette, à modifier la hausse du fusil pour mieux tirer puis enfin à me servir correctement de la culasse mobile. Ce fut si simple qu’en y repensant un enfant aurait pu l’apprendre en quelques heures. J’eus des cours sur les rudiments de l’utilisation des explosifs à poudre, sur le lancer de grenade et sur la façon la plus efficace de détruire un bâtiment. Succinctement cela se résuma à savoir trouver les murs porteurs et estimer rapidement la charge à faire sauter pour faire s’effondrer l’endroit tout entier.
Chaque soir je me rendis au service du courrier mais rien ne me revint de Ranetta. Les secrétaires m’expliquèrent qu’il était rare de voir revenir du courrier ces derniers temps vu que seuls les trains de l’armée circulaient dans cette direction. Vu que j’allais partir j’assistai alors à des cours du soir spécialement mis en place pour perfectionner les connaissances des classes supérieures. Je dus donc tenter de suivre des leçons avec mes lacunes et ainsi pouvoir assister des professionnels dans leurs tâches. Si la STEAM se donnait cinq ans, c’était à mon sens pour avant tout s’assurer de la pleine discipline de ses élèves et non pour en faire les meilleurs techniciens. Avoir des experts c’était un bonus, pas une finalité, alors durant ces deux semaines sans repos j’appris ce que j’étais supposé ingurgiter en deux ans au minimum.

mardi 3 juin 2008

Episode 26

Après trois longues semaines sans interruption deux trains spéciaux s’arrêtèrent à la gare centrale et déversèrent leurs chargements de soldats et de recrues. Tous semblaient exténués et leurs yeux trahissaient bien autre chose que de la satisfaction. Il nous fut interdit de leur parler tant qu’ils ne furent pas libérés, lavés et rhabillés les uns dans leurs casernes et les autres à la STEAM. Je J’entrevis Térésa à sa descente d’un wagon. Elle était couverte de poussière, les joues sales et les des cernes marquées sous les yeux. Ce qui me surprit c’est la couleur de son uniforme, un noir profond et des écussons sans brillant. Elle me vit, me fit signe et rejoignit son bataillon pour se mettre au garde à vous puis embarquer dans un camion. Au bout des trains je vis des paquetages être déchargés mais aussi un certain nombre de blessés et de boîtes peintes en noir. Des cercueils avec dessus peint sommairement le nom et le matricule. Je tentai de reconnaître quelqu’un de connu mais en dehors de Térésa je ne connaissais quasiment personne. Je m’en fus alors à la STEAM, dévalant les rues à toute vitesse pour pouvoir la voir à la sortie de leur débriefing. Après plusieurs heures d’attente interminable je la vis apparaître dans une file qui se rendait vers le gymnase. Ils allaient se nettoyer et se changer et une fois de plus elle croisa mon regard. Je vis dans son sourire une espèce de désespoir, une tristesse gigantesque que je n’avais vue que lors des enterrements.
Une heure de plus passa alors que je m’étais assis sur un banc comme bien des étudiants. Il y avait ça et là des groupes d’officiers regroupés à l’écart, discutant à voix basse et ne laissant transparaître aucune émotion. Que s’était-il donc passé pour qu’ils soient tous ainsi ? Somme toute nous ne savions rien, et semble-t-il nombre de gradés étaient eux aussi dans le brouillard. Quand enfin Térésa me retrouva dans la foule qui s’était formée à la sortie du gymnase, elle se jeta dans mes bras et se mit à pleurer à chaudes larmes. Je l’enlaçai et tentai de la calmer comme je le pouvais en lui murmurant gentiment de se détendre et de venir avec moi. Elle me prit par le bras pour que je la soutienne et nous allâmes tout droit vers un des parcs intérieurs où nous pûmes errer à notre guise. Il s’était remis à pleuvoir une bruine sale et grise et je remontai mon col. Elle me serra le bras un peu plus fort et posa sa tête contre mon épaule.
- Qu’est ce que nous sommes donc Barto ? Murmura-t-elle pour elle-même. Des tueurs, des assassins, des machines, rien que des machines envoyées pour tuer encore et encore.
- Raconte moi Térésa, raconte moi tout.
- Mon supérieur est mort, ils m’ont donné son commandement pendant le combat. Je passerai à la classe supérieure dès notre repos terminé. Nous avons dix jours de repos et une prime… Une prime ! Pour avoir tiré sur « l’ennemi ».
- Quel ennemi ?
- Des gens qui ont pris les armes contre l’état, des paysans, des mineurs...
- ...Des mineurs ?! Coupai-je inquiet. Où ?
- Dans l’est, près de Ranetta.
- C’est chez moi !
- On nous a envoyé pour faire cesser les activités d’un parti, le PNE. Ils ont commencé par des manifestations, l’armée est intervenue puis ça a dégénéré. Il y a eu des coups de feu, des blessés et des morts des deux côtés ; Ensuite, on nous a demandé de nettoyer les poches de résistance. Rue après rue il y a eu des barricades, puis des jets de pierre et des bombes incendiaires. J’ai été blessée au bras, puis ensuite une partie des étudiants de l’unité se sont fait lyncher. Il y a eu tellement de morts ! L’ordre a été donné d’utiliser les blindés… On a tiré, encore, et encore, et encore ! Pourquoi, pourquoi ?
- Je dois absolument prendre des nouvelles de mes parents ! Ils sont peut-être…
- La ville est sous la loi martiale, tu ne pourras pas avoir d’informations, et ce que je t’ai dit n’est pas arrivé. Tout est censuré, pas de journaux, pas de transport, on dit juste que les trains sont interrompus pour des problèmes « techniques ».
- C’est le PNE qui a commencé ?
- Comment veux-tu que je le sache ?! pleura-t-elle. Il y a eu des manifestants pour le PNE et contre eux ! Les civils entres eux se sont jetés des pavés ! On a essayé de s’interposer et finalement on a été pris pour cible par les deux clans. Ca a une importance de savoir qui a commencé ?
- Va te reposer Térésa, je vais quand même essayer d’en savoir plus.
- Sois prudent Barto, s’ils savent que je t’ai parlé toi et moi sommes bons pour la cellule et l’isolement le temps que les opérations se terminent.
- Que vas-tu faire pendant tes jours de repos ?
- Je n’ai plus vraiment de chez moi, je n’ai que mon oncle… et toi.
Elle m’enlaça et m’embrassa au su et vu de tous.
- Tu n’as plus peur d’être sanctionnée pour ça ?
- Qui va me dénoncer ? De toute façon je ne sais pas si je vais pouvoir continuer ainsi.
- Va voir Wicca. Tu sais où elle habite ? Viens de ma part ils vont t’héberger et te donner l’occasion de vraiment te reposer.
- Mais…
- Ne discute pas.
- Toi aussi tu as changé Barto, tu es plus dur, plus...
- Je ne t’ai rien dit mais j’ai vu ce qui se passait là-bas avant que tu partes. Si j’avais su…
- On aurait fait quoi ? Je n’ai su la destination qu’à notre arrivée. Je t’en supplie sois prudent, tu as une carrière.
- Et la tienne ?
- Je ne suis plus sûre de rien.
- Va chez Wicca. Tu sais où c’est ?
- Pas vraiment.
Je lui décrivis alors le chemin et l’embrassai à mon tour. Je lui ordonnai alors d’y aller immédiatement et surtout d’y rester le temps qu’il fallait pour se remettre Quant à moi, je pris la direction du service postal et demandai qu’on me permette de faire partir un courrier en prioritaire. J’écrivis une rapide missive à mes parents pour prendre de leurs nouvelles, et une autre lettre destinée au responsable local de l’armée afin de lui donner les noms et prénoms de mes parents. Avec un peu de chance il pourrait intercéder en leur faveur pour leur éviter trop de tracasseries. Une fois les deux plis cachetés et mis dans les sacs, je m’en retournai à mon bâtiment et me dirigeai directement vers le bureau du responsable. Il me reçut, je lui expliquai ce que j’avais appris et lui fit comprendre que j’étais volontaire pour y aller. A son tour il m’expliqua que l’absence de formation me rendrait totalement inutile, surtout du fait que j’ignorais tout de l’usage d’un fusil. Cependant, à demi mot il m’expliqua que l’armée n’y retournerait que d’ici un mois ou deux et que d’ici là j’aurais tout le temps de me préparer un minimum pour l’action. Je le saluai, le remerciai d’accepter mon engagement et m’en fus en claquant des talons.

lundi 2 juin 2008

Episode 25

Je descendis lestement et me présentai à un garde qui m’introduit auprès d’un professeur C’était un colonel qui remarqua mon épaule et son blason rouge. Il m’invita à le suivre et à discuter. Il m’expliqua alors chaque étape et chaque chose que faisaient les élèves, tout en déclarant que mon tour viendrait rapidement. Il me dit aussi que les choix des élèves portant les écussons rouge, vert et bleu n’avaient que peu de rapport avec la notation mais avant tout avec la volonté et « le truc », l’intuition, la passion pour le métier. « Un excellent élève peu motivé ne ferait jamais un bon vaporiste alors qu’un élève moyen mais motivé sera capable de se dépasser » affirma-t-il avant de me faire sortir des ateliers, ce que je fis sans trop me faire prier. Je retournai à mes lectures et surtout à ce livre rouge qui m’intriguait déjà énormément. Des heures durant je fus plongé dans les explications les plus détaillées qui soient sur mon rôle :

Le génie mécanisé a pour fonction de mettre en œuvre toutes les techniques possibles pour que l’ensemble des troupes puissent avancer. Le vaporiste de cette unité se doit d’être capable de s’adapter à toute situation, d’envisager l’usage de toute machinerie disponible pour que la troupe ne soit jamais arrêtée. Il aura également en charge la connaissance des explosifs et de toutes les armes employées par l’armée, en particulier l’artillerie mécanisée.
Accompagnant la troupe, les unités de génie mécanisé seront aux commandes des blindés et des engins d’accompagnement. L’entretien de leurs véhicules leur incombera en totalité et ne dépendront que des officiers supérieurs du quartier général.
En dernier lieu, le vaporiste de l’unité de génie mécanisé ne doit jamais abandonner la troupe à son sort. S’il a à choisir entre préserver l’équipement et les hommes, il se devra de se servir des armes à sa disposition comme tout autre soldat de la troupe. En cas de démantèlement de son unité il sera affecté au premier corps d’infanterie nécessitant des renforts et suivra la voie hiérarchique normale. En outre, il devra s’aviser des conseils des hommes de sa nouvelle unité et en tenir compte, même s’il est supérieur en grade.


C’était clair : le génie mécanisé, c’est concevoir et mettre en branle tout ce que la technologie offre comme possibilités pour vaincre. Je sentis un frisson monter le long de mon échine et j’en frémis. Il y avait là dans ces premiers passages un je ne sais quoi de désagréable, une obligation tant morale que militaire d’être en tête, en première ligne pour déblayer le terrain, ou l’adversaire. Le père de Wicca m’avait prévenu et je l’avais bien saisi : être vaporiste à la STEAM c’était faire la guerre et j’allais être formé pour être un expert dans ce domaine. Je dormis très mal cette nuit là, me retournant sans cesse en m’imaginant des scènes infernales, des foules hurlantes et des canons tonnant dans la fumée et l’obscurité. Je m’éveillai en sueur et me levai pour me laver le visage dans une bassine. Démissionner ? C’était une solution de facilitée, mais j’aurais donc fait tout cela pour rien ? C’était alors abandonner Térésa, trahir l’espoir de mes parents et surtout renier tout ce pour quoi je m’étais démené. Je me convainquis alors qu’il fallait réussir, advienne que pourra.

Le surlendemain je pris ma place dans ma classe. Au garde à vous, dans la cour au petit matin glacé et brumeux, nous saluâmes les généraux, le drapeau et entonnèrent plusieurs chants que nous avions appris en tant qu’aspirant. La main sur le cœur, l’autre le long de la hanche, nous nous penchâmes légèrement pour présenter nos respects à nos chefs qui quittèrent alors la cour pour nous faire rejoindre notre première heure de formation. Je reconnus plusieurs de mes collègues dont deux de ma chambrée. Plusieurs furent intrigués par le blason à mon épaule mais aucun s’en ouvrit à moi, même pendant les pauses et les repas de la journée. La consigne semble-t-il avait été donnée de ne pas s’intéresser à ceux portant un blason particulier et surtout de ne jamais aborder leur véritable travail. Bien entendu l’unité d’affectation était un secret de polichinelle, mais quant à savoir ce qui se passait en cours… Encore que, je suppose que certains éventèrent un peu ce que nous étions supposés ne jamais expliquer aux autres.
D’office nous fûmes informés qu’il n’y aurait pas de repos pour nous trois fois d’affilée du fait que nombre d’élèves d’années supérieures étaient parti en opération. Térésa étaient de ceux-là et il était donc nécessaire que nous intervenions sur des tâches généralement réservées à des sections supérieures : entretien des véhicules, réparation des pannes, préparation des armes et rangement des chambrées. En temps normal chaque classe avait la charge de ses propres équipements mais là, en temps d’opération à l’extérieur nous palliions au manque de main d’œuvre. Cela me satisfit d’ailleurs, car de cette manière nous n’allâmes pas en entraînement physique et je pus sans conteste découvrir bien des choses qui ne m’étaient pas réservé. Par exemple, c’est à ce moment là que je vis la mise au point d’armes à répétition ainsi que l’usage de la vapeur de manière offensive. Inutile de dire que je fus horrifié à l’idée qu’on puisse utiliser la vapeur pour ébouillanter et ainsi tuer son adversaire. Je supposai à tort que « l’ennemi » en faisait autant et que la guerre n’avait de règle que pour le vainqueur, pas pour le vaincu. Bien que retenu par l’obligation de travailler nos jours de repos je pus faire passer un premier paquet à Wicca lors d’une de ses visites. Nous avions une espèce de parloir permettant aux familles de voir les élèves et ainsi maintenir un semblant de vie sociale. Ce n’était pas grand-chose, une pièce anodine ici mais hors de prix au dehors, un système de sécurité très performant conçu pour les très hautes pressions. Nous fîmes le point sur l’avancement de la voiture puis sur les pièces manquantes. Apparemment ils s’étaient débrouillés pour se passer d’une bonne partie de mon aide, mais qu’un ou deux graisseurs et quelques paliers en bronze ne seraient pas de refus. Elle me demanda des nouvelles de Térésa mais je fus incapable de lui répondre. J’étais inquiet et anxieux bien qu’on nous assurait constamment que tout se passait bien pour les recrues. Elle partit donc en me laissant pour consigne de l’accueillir comme il se devait et surtout de bien prendre soin d’elle.

vendredi 30 mai 2008

Episode 24

Ce fut frugal, comme souvent : des céréales bouillies, une grosse miche de pain et un fruit frais. Térésa se mit à me lister les obligations et devoirs au sein de la STEAM en tant qu’étudiant admis, elle précisa notamment les risques à ne pas respecter les règles d’âge, de priorité de grade ou pire encore à manquer de respect à un supérieur. L’essentiel tenait en une phrase : toujours saluer, même un subordonné. Il était par exemple impossible de ne pas saluer un officier, même si celui-ci ne répondait pas à votre salut. Quiconque voyait un acte déshonorant pouvait sanctionner l’absence de salut d’un inférieur et vous mener tout droit à une cellule glacée. La STEAM avait sa propre prison et sa police intérieure. Térésa me déclara d’ailleurs que celle-ci était encore plus dure et impitoyable que celle de la capitale, et qu’il tenait du suicide que d’aller les affronter. Service, honneur et bravoure devaient devenir mes seuls guides. Pourtant, en y songeant à ce moment là, je me demandai ce qui m’amenait à croire que la faculté m’offrirait quoi que ce soit. J’étais désagréablement empêtré entre mes doutes concernant la légitimité de la répression à Ranetta, tout comme je doutais qu’il fut nécessaire d’enserrer la nation dans un étau de fer. Je ne m’en ouvris toutefois pas à Térésa de peur qu’elle s’inquiète ou pire encore qu’elle me prenne pour un traître. La grande paranoïa que la traîtrise. Tout menait à s’en méfier : les affiches listant les sanctions (dont la mort par pendaison), le rappel de l’obligation de discrétion ainsi que les devoirs de chaque soldat. Si les cours ne suffisaient pas, les murs et la propagande se chargeraient bien de mettre au courant toute personne vivant sur la caserne, puisqu’au fond ce n’était pas un campus.
- Tu es préoccupé Barto. Qu’est ce qui ne va pas ?
- Je suis inquiet de savoir si j’ai fait le bon choix. Je te l’ai dit, l’armée est intervenue chez moi.
- Ils en ont parlé dans les journaux. C’est déjà plus calme apparemment. Ce n’est rien, cela arrive parfois dans certaines régions mais ça se règle très bien.
- Avec un fusil ça se règle toujours bien ! Lançai-je avec cynisme. C’est ça qui me fait douter de ma place : devenir comme ça ? Un tireur pour mater des volontés ? On est quoi ? Une armée de tueurs ?
- Ne dis pas ça Barto, les vaporistes font ce qu’il faut pour que ce soit stable, pas pour imposer quoi que ce soit.
- Et quelle différence ?
- La différence c’est qu’on ne tire que contre les ennemis de l’état.
- Et si l’état était l’ennemi ?
- Plus bas ! Si on t’entendait ça pourrait te coûter cher !
- Je sais... Oublie ça veux-tu ? C’est juste que j’ai croisé un ami d’enfance qui est entré dans le PNE... et j’ai vu des rafles. C’est rien. On se voit demain ?
- Demain, impossible nous partons en manœuvre pour quelques jours. Je suis de service y compris mes deux jours de repos. On se voit à mon retour Barto. D’ici là, peux-tu me promettre de ne pas aller la voir ?
- Mais ?
- Promets-le moi. Tu parles d’elle avec tellement de passion que je me demande...
- ...Ne te demande rien, coupai-je alors.
- Toi aussi tu peux arrêter tout si tu le désires vraiment.
- Ce n’est pas mon intention.
Elle déposa un baiser à la dérobée en observant les alentours.
- C’est interdit mais peu importe. Ecoute, si tu veux...
- Non, répondis-je en déposant moi aussi un baiser rapidement. A très vite.
- A très vite. J’ai souvent pensé à toi.
- Moi aussi.
Nous partîmes chacun de notre côté pour ne rien laisser paraître, pourtant je sentis qu’elle avait peur de me perdre. Au fond de moi je ne savais pas vraiment quoi faire ni quoi dire. Wicca ou elle ? C’était comme demander de choisir entre le feu et l’eau, les deux étant si différents et pourtant aussi indispensables et complémentaires que peuvent l’être ces deux éléments dans une machine.
Les jours suivants on me laissa quartier libre avec pour seule obligation de ne pas troubler les études des autres. Je pus ainsi visiter tous les quartiers qui m’étaient auparavant interdits : les ateliers, les librairies, les salles d’étude, les amphithéâtres, l’armurerie et les gymnases. Chacune de ces bâtisses étaient démesurées, conçues pour permettre à des milliers de soldats de vivre et d’étudier en toute quiétude et surtout avec un maximum d’efficacité. L’atelier à lui seul fut un choc sans précédent tant par sa taille que par sa modernité. Ce fut la première fois que je vis une lumière électrique alors que partout ailleurs le gaz était encore la règle. Ici, on générait notre propre électricité à l’aide des chaudières, et toutes les machines outils étaient branchées dessus. J’ignorais le principe même de cette technologie et je me sentis comme un paysan voyant un saint face à une ampoule. De la lumière captive d’une sphère de verre ! C’était un miracle, et je n’étais pas au bout de mes surprises. Haute de six étages, longue d’au moins cinq centaines de pas, la structure pouvait sans difficulté abriter un navire. De par sa conception même on put croire qu’elle était faite de cubes assemblés et pouvant être déplacés à loisir selon les besoins. Je pénétrai par la porte 6 et vit l’intérieur. Tout d’abord je fus saisi par l’odeur persistante du pétrole brûlé, puis stupéfait par les gerbes d’étincelles sautant des pilons martelant des barres d’acier portées au rouge. Autour de chaque poste s’affairaient des dizaines de jeunes soldats en cotte de travail, et chaque équipe avait son professeur attitré leur faisant une démonstration. En contrebas se montait une immense machinerie sur chenilles, une sorte de blindé mais en dix fois plus grand. Dans l’atelier juste à côté poussait un treillis de tubes pour une chaudière. Sa dimension dépassait de loin celle d’une locomotive, même de celles utilisées dans les mines de l’est. Je pouvais sans difficulté entrer un bras dans chaque tube alors qu’en principe ces dispositifs sont juste assez gros pour y glisser un auriculaire. Je gravis des marches en fer et arpentai des plateaux au-dessus des zones de travail. Une fois au sommet je pus alors contempler toute l’étendue de cet atelier. Cela grouillait d’activité, telle une fourmilière où les ouvrières s’affairaient autour des œufs de la reine. Au plus loin de la zone de travail les vaporistes semblaient avoir la taille d’une phalange et à mes pieds, vingt bon mètres en dessous c’était tout autant le mouvement, le progrès qui guidaient ces jeunes esprits. Malgré mes doutes je voulais en être, et puis j’avais ces pièces à récupérer.

jeudi 29 mai 2008

Episode 23

Dans un premier temps les circuits furent purgés, ensuite aidés de palans et de leviers nous levâmes les corps de chauffe pour les poser à part. Point par point nous démontâmes la transmission, la direction puis finalement les arbres de roues. Tout semblait si simple une fois aidé de personnes compétentes ! Arrivé à la roue prétendument défectueuse il s’avéra que le graissage était au mieux insuffisant en comparaison des autres. C’était tout le problème de faire avec les moyens du bord. Nul doute qu’avec l’équipement et les fonds de la STEAM ces deux là auraient conçus des machines autrement plus performantes que ce qui se faisait jusqu’alors. Pourtant je vis monsieur Violet hocher tristement la tête à plusieurs reprises et se saisir d’éléments que je supposais corrects pour les reprendre sur l’établi : un rivet mal serti par ci, un raccord qui fuit par là, il remit en ordre énormément plus de choses que je ne le crus. Pourtant, une fois le petit jour perçant timidement à travers le brouillard et un début de pluie je ne pus m’empêcher de penser qu’il n’était pas convaincu que nous réussirions à arriver à nos fins. Au moment de manger un morceau avant de nous coucher j’eus une idée que je pensais être valable. Quitte à tenter le diable sur un tel engin, pourquoi ne pas profiter des pièces et du rebut de la faculté ? J’avais accès à tout ceci et autant dire que je pourrais y faire des emplettes plus moins autorisées. Il sourit de mon initiative, s’en ouvrit à Wicca qui, a contrario de son père, accepta immédiatement. Je voulais essayer ? Après tout pourquoi pas à partir du moment que je savais ce que je faisais. Il y avait le risque je sois exclu des cours voire très sévèrement sanctionné pour vol, mais dans le fond l’esprit même de profiter de la STEAM la séduit tout autant que je l’étais. Je leur dis qu’en revanche il nous fallait dresser une liste que je me chargerais de réduire à néant au fur et à mesure de mes périodes de cours. Je profiterais bien de mes repos pour venir leur remettre mon butin. Ce fut décidé : s’il venait à m’arriver d’être viré j’aurais un emploi dans leur atelier, et si l’on réussissait je pourrais alors apprendre à conduire la voiture et même en construire une pour moi. Une telle machine pour moi ?! C’était un fantasme, un vœu qu’il me fallait à tout prix exaucer. Je me voyais déjà poussant cet engin dans ses derniers retranchements, dévalant les collines et passer en trombe devant chez moi, levant la poussière et effrayant les gosses des ruelles. J’étais comme ça, un chien fou cherchant la puissance et la vitesse.

Sitôt de retour à la faculté je pris le chemin du bureau de recensement, signa mon engagement de cinq ans puis me rendis au stock pour prendre ma tenue. Mon paquetage était déjà prêt sur une étagère : même matricule, même couleur, mais le blason rouge à l’épaule et une barrette au col. Deuxième classe Barto Röner, matricule 15-493-11 au rapport. On m’indiqua une nouvelle chambrée ainsi que les horaires de formation. Ce qui différait énormément des cours préliminaire c’était la présence d’éducation physique et d’entraînement à l’utilisation des armes. Je n’étais donc définitivement plus aspirant mais un militaire en cours de préparation. Je pus enfin voir Térésa qui m’embrassa avec tendresse puis me demanda de lui raconter mon congé. Je ne m’étendis guère sur la crise à l’est et lui décrivit un peu ce que je fis dans l’atelier de Wicca. Elle ne sembla pas être prise par surprise que je me sois arrêté la voir, ni même que je me sois lancé dans un peu de mécanique en dehors des cours. D’après elle c’était tout naturel que deux vaporistes s’entendent aussi bien. Malgré l’assurance qu’elle mit dans ses propos je sentis autant une pointe de sarcasme que de tristesse, un quelque chose tenant de la jalousie. Nous décidâmes de dîner ensemble au mess pour qu’elle me fasse le détail des règles inhérentes à la vie de soldat engagé. Elle me dit à ce moment là qu’il fallait que je m’attende à énormément de changements par rapport à la formation initiale. C’est à ce moment qu’elle remarqua l’écusson rouge, puis qu’elle me murmura à l’oreille de faire très attention à ne pas arborer n’importe où ce symbole. C’était une place convoitée, très enviée même par les plus anciens arrivant en fin de cycle. Génie mécanisé, un des summums dans l’armée, le fin du fin pour les étudiants de la STEAM. Elle-même rêvait d’y être affecté bien qu’elle sut très rapidement que seule une espèce d’élite pouvait y aspirer. D’ailleurs, elle me demanda ouvertement quelles avaient étés mes notes pour que j’obtienne une telle consécration. J’étais tout aussi étonné qu’elle, d’autant plus que je ne me trouvais pas un niveau acceptable surtout si je le mettais en regard avec d’autres étudiants. Je fis en sorte de faire dévier la conversation et prétendis devoir me présenter dans ma chambrée avant la fin de la journée. Elle reprit ses cours tandis que je me présentai à l’accueil des quartiers réservés. On m’y accueillit avec un certain respect et je constatai que l’équipement ainsi que le confort étaient meilleurs que pour les aspirants : chambres individuelles, lits confortables, mobilier monacal mais de qualité ainsi qu’une littérature neuve dans une bibliothèque personnelle. Pêle-mêle j’y trouvai un manifeste des règles militaires, les mêmes livres sur la technologie de la vapeur ainsi que plusieurs manuels consacrés à la conception et l’usage des armes, puis surtout un gros livre rouge simplement marqué « Génie mécanisé : spécialisation des technologies de la vapeur ». Intriguant. Je l’ouvris et commençai à bouquiner les premiers chapitres présentant le rôle des vaporistes affectés à cette unité quand la cloche du dîner sonna. Je n’avais pas vu le temps passer, je filai au réfectoire tout en arrangeant mon calot pour pouvoir saluer chaque officier ou sous-officier se présentant sur ma route.

mercredi 28 mai 2008

Episode 22

Après quelques minutes à rouler ainsi j’étais littéralement épuisé de tenir la barre tandis que je les entendais discuter sur le chemin à prendre pour tester la vitesse. L’un prônait les routes de campagne et l’autre les grandes avenues et ce malgré la maréchaussée. Ils tombèrent d’accord sur la ligne droite longeant un canal et nous fonçâmes ainsi alors que je regardai les compteurs : c’était dingue, complètement incroyable ! Aucun train ne roulait à une telle vitesse, aucune machine n’aurait pu supporter une telle cadence. Le plus fou c’est la confiance aveugle qu’ils avaient tous les deux dans cet assemblage ainsi que le silence relatif du moteur à vapeur. On aurait dit que seules les roues hurlaient et que tout le reste avait disparu. Je me redressai, le dit à Wicca qui me répondit simplement que tout le travail abattu sur les prototypes avait valu le coup. Nous discutâmes rapidement de celui que j’avais vu finir dans un mur et Henri (je ne me suis jamais vraiment fait à l’idée de l’appeler par son prénom bien qu’il l’exigea à plusieurs reprises) me dit alors que la panne rencontrée venait du freinage et non du moteur. « Ah parce que ce truc n’a pas de freins ?! » hurlai-je effrayé. Ils rirent sans me répondre puis je vis le bleu azur du canal se dessiner en contrebas d’une grande descente. Déjà que nous roulions vite, nous allions prendre encore de l’élan ! Je fis mine de ne pas montrer ma peur, m’agrippa encore plus fermement et regardai droit devant. Quitte à mourir autant le faire en ayant senti ce que cela faisait de battre un record ! Wicca poussa un « En avant ! » tonitruant, j’entendis derrière moi son géniteur l’inciter à pousser la machine encore et encore. Il égraina les paramètres : vitesse, température et pression. Cent, cent dix, cent vingt-cinq, cent trente, cent quarante... soixante-dix... j’en tremblais de terreur et de plaisir mêlés ! Arrivé au bas de la pente nous étions déjà à plus de deux cents, filant comme une tempête et levant de la poussière à n’en plus finir. « Encore ! Encore ! » Cria-t-elle en ouvrant à fond des robinets et en pressant au plancher la pédale, puis elle leva la pédale, en pressa une autre lentement et tira sur une autre longue manette. Nous perdîmes de la vitesse puis finalement nous nous arrêtâmes à quelques encablures d’un virage à angle droit. Le mécanicien jubilait : « Deux cents dix-sept, tu entends ? Deux cents dix-sept ! Fantastique ! Tu avais raison ! », Wicca elle resta stoïque et apparemment un peu déçue. Elle descendit en silence, tourna autour de l’engin et fila un grand coup de pied dans une des roues. Elle nous brailla dessus que si la roue avant n’avait pas commencée à vibrer nous aurions atteints au moins vingt de plus sans aucun risque. Elle s’installa sur un marchepied puis se mit à bouder. Je la rejoins, la saisit par la taille et lui dit que je l’aiderais ce soir pour réparer ce problème. Son visage s’éclaira et spontanément m’embrassa sur les lèvres. Je ne pus m’empêcher de la laisser faire bien que je me sentis un peu mal à l’aise. Il fallait que je lui dise pour Térésa... demain me dis-je en reprenant ma place dans la voiture. Autant dire que j’avais peur de lui avouer que je n’étais plus « libre ».

Une fois cet essai terminé nous mangeâmes un morceau dans une auberge animée par un orchestre : une chanteuse, un homme âgé jouant d’un instrument à cordes et d’un autre plus jeune animant une percussion. Le rythme asymptotique était entraînant, enivrant comme le verre qu’on vint me servir en guise de bienvenue. L’endroit fleurait les épices et le bois brûlant, les poutres semblant suinter elles-mêmes un parfum d’ailleurs. Le plus surprenant pour moi furent les plantes et le fait de s’asseoir sur des coussins. Des plantes dans une maison ? Nulle demeure de ma ville n’aurait été une maison honnête si elle s’était souillée de pots de terre ! Je sortis de ma poche un paquet de cigarettes, ce qui fit tiquer une serveuse ; du menton elle me montra un appareil fait d’un tuyau et d’une jarre surmontée d’un capuchon métallique. Je me saisis de l’engin, suivit ses instructions et put alors fumer en toute quiétude. La fraîcheur de cette fumée n’avait rien à voir avec le tabac gris et âcre dont j’enfumais mes poumons, c’était au contraire un véritable repos que de tirer de longues bouffées sur l’embout que je maintenais entre mes dents.
- Alors comment va Térésa ? Tu n’es pas allé la voir avant de venir à l’atelier ? Me lança Wicca en souriant.
- Non j’ai encore quelques jours devant moi, je ne voulais pas rentrer tout de suite. Je me suis dit que cela te ferait plaisir de me voir.
- Et c’est le cas ! Coupa son père. Elle n’a de cesse de te voir même si elle sait que je lui interdis formellement de s’approcher de la faculté. De toute façon c’est trop tard tu es vaporiste et tu le resteras aussi longtemps que tu auras un engagement envers l’armée. Qui est cette Térésa ? Une collègue ?
- C’est...
- Son « amie », répondit Wicca qui gardait son sourire pareil à chaque moment. Ils doivent être ensemble... c’est ce que tu voulais me dire tout à l’heure ?
- Tu ne m’en as pas laissé le temps je dois dire.
- Et dire que j’aurais tût mes réticences à avoir un gendre s’il était comme toi ! Eclata de rire l’homme assis en face de moi. Allons, ne te formalise pas pour de l’humour de mécanicien. Wicca t’a à la bonne.
- Papa !
- Oh toi, tu devrais te décider à aborder les garçons au lieu d’approcher de trop près les chaudières ! S’il vous plaît, trois thés. Alors comment trouves-tu notre voiture ?
- Fantastique ! Incroyable ! Elle fonce c’est une pure folie !
- Elle est encore trop lente, protesta Wicca. Si ce n’est cet axe de roue...
- Tu ne vas pas recommencer, dis ? Elle est déjà très bien comme ça, l’essentiel serait de pouvoir la vendre et continuer à travailler avec les bénéfices. C’est difficile de trouver des engagements mon garçon, tu le sais déjà, mais ce que tu ne sais peut-être pas c’est que si nous ne réussissons pas la mise au point de cette bête de course et surtout à la vendre nous serons d’ici quelques temps obligés de fermer boutique.
- Je peux aider si vous me le permettez ! Lançai-je avec conviction. Je suis sûr de pouvoir donner le meilleur de moi-même dans cet engin.
- Essayons dès ce soir si tu en as envie, tu partageras mon lit ! Me chuchota la vaporiste au creux de l’oreille.
- Je t’ai entendu ! Ria-t-il. Tu deviens entreprenante !
- Mais...
Aussitôt je remarquai le pourpre montant aux joues de la jeune femme qui n’arriva à balbutier que quelques syllabes sans cohérence. Je rougis à mon tour à l’idée de partager ma couche avec elle. C’était aller affreusement vite en besogne !
- Allons, je vous taquinais. Tu dormiras avec moi Barto. C’est entendu ? Nous devons finir sous quatre jours avant que tu ailles reprendre ton poste.
- Je suis d’accord, travaillons dès ce soir.

Nous trinquâmes, burent quelques verres de plus puis nous rentrâmes à l’atelier. Sitôt la porte fermée nous nous mîmes à l’ouvrage. J’étalai les plans sur une table et détaillai le cheminement de la vapeur, de l’eau, retrouvai les condenseurs et brûleurs, puis me saisis d’une pile de feuilles et commençai à mettre en pratique mes connaissances élémentaires en hydraulique. Rapidement je vis que le travail et l’ingénierie étaient de qualité et que mes connaissances étaient bien insuffisantes pour mettre en doute le moindre des concepts de cet engin. Derrière moi j’entendais le boucan des outils cliquetant sur les écrous, du maillet sur les rivets et d’un soufflet de forge pour réchauffer un foyer. La nuit allait être très longue.