mardi 29 avril 2008

Episode 15

Dès les portes du bureau passées je pris le chemin de ma chambre, remis de l’ordre, préparai mon paquetage et fis ma valise. Il était temps que je retourne voir mes parents et leur annoncer la bonne nouvelle. Avant cela, je me rendis à l’accueil des élèves et demandai à voir Térésa pour la saluer. Elle se doutait bien que j’allais prendre ces quelques jours de repos mérités mais ignorait probablement que j’allais repartir à la maison. De toute façon je pouvais aussi bien n’y rester que quelques jours puis revenir en avance, et passer du temps en sa compagnie. C’était aussi une bonne option pour revoir Wicca et son père, bien qu’il m’ait fait comprendre sa désapprobation. J’avais choisi, ce choix me convenait, alors, les conseils d’un « vieux »… On manda un fonctionnaire pour l’informer à la pause que je l’attendais ici. Entre-temps je pus prendre un café, fumer quelques cigarettes, restituer mes affaires et réfléchir à ce que je pourrais rapporter de la capitale. Des souvenirs ? Cartes postales, potiches quelconques, les fameuses premières photographies qui commençaient à pulluler ? Non, une boîte de chocolats ? Maman adorait ça et mon père, malgré son indifférence pour les sucreries ne résistait pas au goût du cacao. Il faut dire que c’était une denrée rare, rationnée et qui plus est absente des régions peu riches. Lorsque je fis mon résumé sur mes plans à Térésa, celle-ci prit son plus beau sourire, me fit une douce bise et me fit comprendre qu’elle attendrait mon retour avec impatience. Je l’enlaçai, lui dit qu’elle me manquerait énormément, puis je pris le chemin de la gare.

Toutes les gares du monde sont les mêmes, elles sont encerclées de services et commerces qui apparemment n’ont rien à faire ici mais qui finalement profitent des voyageurs qui, étrangement, ont toujours besoin de quelque chose. Depuis le tabac qui fait l’angle jusqu’au vendeur de chemises déjà repassées et amidonnées, tout était disponible pour peu qu’on y mette le prix. Plus loin, dans les rues attenantes se tenait le commerce pour les petites gens, ces tréteaux sur lesquels s’empilaient fruits, légumes et boissons à bas prix. Je vis défiler sous mes yeux les somptueuses vitrines décorées : les robes amples et dentelées à la dernière mode, les chaussures de grande classe au cuir étincelant de vernis, ces couleurs bariolées des textiles d’un tailleur à façon, et puis toutes ces boutiques où l’on sentait la nourriture finement préparée s’alanguir dans vos papilles. Je pénétrai dans une épicerie « fine » (c’était écrit dessus), m’enquis du prix des chocolats et pris le temps de les choisir avec soin. Tout autour de moi je vis bien des marchandises qui m’étaient inconnues : des fruits provenant de pays lointains, des noms d’épices étiquetées sur de toutes petites boîtes en fer blanc, et là-bas des bouteilles de vins fins dont le prix aurait fait frémir n’importe quel ouvrier. Au cours du Lieng (notre ancienne monnaie), les douze pièces de chocolat valaient alors soixante Liengs. C’était une sacrée somme, à comparer avec un repas complet qui n’en valait que trente dans une échoppe sans prétention, et au salaire d’un ouvrier peu qualifié plafonnant à 180 Liengs la semaine. J’avais les quelques billets laissés par la STEAM pour félicitation, en tirai quelques billets bleus et payai la boîte sans regret. Le plus dur serait de ne pas craquer et de dévorer le précieux cadeau. Je demandai alors de l’emballer sérieusement avec rubans et carte qui vont bien, de sorte à ce que gâcher l’emballage me soit trop pénible pour céder à la tentation. Je pus enfin ressortir, heureux de savourer le sourire que m’offriraient mes parents à mon arrivée. Qu’est-ce qu’ils seraient surpris de me voir ! J’avais maigri, m’étais renforcé et déterminé comme jamais. La force de la jeune je suppose…

On ne me fit aucune remarque lorsque je demandai mon billet de train, d’autant plus quand on me demanda si je disposais d’une carte quelconque, ou si j’étais militaire. Montrer mon collier fut suffisant pour avoir un tarif défiant toute concurrence, soit à peine 15 Liengs… et dire que j’avais payé ça dix fois le prix à l’aller ! Revoir Ranetta, revoir mes parents, ça me chauffait le sang ! Le train partait d’ici une heure environ, j’avais donc le temps d’errer dans la gare et les environs. Billet en poche je sortis par la droite de la gare, une de ces sorties dérobées par lesquelles l’on n’entre jamais. La porte semblait s’être perdue dans la façade de la bâtisse tant cette issue était minuscule en proportion. J’aurais pu passer devant sans la remarquer si ce n’est qu’elle était mentionnée par un panneau indiquant la gare centrale. Face à moi je reconnus alors ces quartiers dont personne ne voulait réellement parler. A chaque fois que j’avais fait mention de ce que j’avais vu dans le trolley, on me demandait de garder le silence et l’on passait à autre chose. Là, vu la situation de la gare en hauteur par rapport à ces bâtisses, je pus alors voir l’étendue de cette zone. On aurait dit qu’un immense pinceau avait enduit des immeubles entiers d’une suie grasse et luisante. Partout perçaient des cheminées vomissant une fumée d’un noir d’encre, autour d’elles chacun semblait être une fourmi se hâtant à faire fonctionner l’ensemble. Certains bâtiments rougeoyaient par leurs fenêtres, ils contenaient sûrement une forge ou un métier y ayant trait. Ces maisons là avaient les cheminées les plus sombres, elles crachaient même des braises tant la chaleur devait y être intense. Ce qui me reprit à la gorge c’est la sensation de perdition dans ce coin ci de la ville, en opposition à la luminosité de la STEAM. Finalement j’avais vécu dans un cocon douillet et rétrospectivement je me sentis alors chanceux et misérable à la fois.
Je pris quelques rues en prenant soin de ne pas me perdre. J’observai l’heure sur les pendules murales disséminées dans la ville, je ne devais surtout par manquer mon expresse. Ca et là je vis des bouges emplis d’hommes accoudés au comptoir, ivres, fatigués, au regard vide. Tous subissaient les effets de la crise, cette absence de marché avec nos pays voisins pour qui nous étions devenus de vrais dangers. Depuis des années la politique militariste de notre état les avait peu à peu incités à ne plus investir chez nous, et tant l’industrie lourde de l’acier que les machines à vapeur commençaient sérieusement à en pâtir. Depuis quelques temps l’on pouvait voir des colonnes de chômeurs en quête d’un emploi quel qu’il soit, tandis que d’autres se battaient pour maintenir une activité dans leur quartier. Je songeai alors à l’entreprise de Wicca qui devait sûrement se démener dans de pareilles difficultés. On m’avait parlé de tout ceci, mais comment dire, je n’étais pas éveillé ni à la politique ni à l’économie, et tout ce qui ne me touchait pas directement m’indifférait plus ou moins. J’étais un gosse, ce n’est pas une excuse mais cela faisait que je n’avais pas spécialement d’intérêt à chercher à comprendre. Ce qui me terrifia plus c’est la quantité de femmes et d’enfants réduits à la mendicité. Lorsque certains virent ma tenue propre et mon galure, ceux-ci tentèrent d’obtenir de moi une aumône. Je pus en satisfaire quelques uns à l’aide de ma monnaie, mais il y avait tant à faire ! Le regard de ces gens désespérés me fit faire demi-tour, triste et soudain inquiet pour l’avenir. Jusque là, ils n’existaient que derrière la fenêtre du trolley…
Je pus reprendre les rues, remonter sans encombre à la gare et m’installer sur le quai. Encore une bonne dizaine de minutes avant que l’express grandest soit en gare. Il desservait dix villes, dix interminables portions de voie. Pour ma part, je m’arrêtai à Ranetta, la huitième sur la ligne. J’entendis le sifflet de la machine percer le bruit des mécaniques, je vis le nuage de fumée l’accompagnant, et souffris au hurlement des freins se verrouillant de ses patins de fer.
Je pris ma place dans un compartiment, ouvris la fenêtre et regardai au dehors. Trois mois, toute une existence pour un enfant, un instant dans le monde, et une révolution pour moi. J’avais tellement travaillé mes examens que tout sembla se terminer en un instant, comme si les épreuves ne furent qu’une simple formalité quotidienne. A vrai dire, nous étions si conditionnés (je m’en rendis compte que bien plus tard) que la stupeur de la réussite ne m’atteint qu’à ce moment précis, à l’instant où le plein d’eau fut fait, le train prêt à partir et les portes des wagons verrouillés par les contrôleurs. Les roues patinèrent, le quai se mit à glisser derrière les glaces et je pus sentir pénétrer l’odeur âcre du charbon brûlé. J’étais seul dans un compartiment pour quatre… tant mieux, j’aurais le temps de me reposer et de réfléchir. J’étais tout de même parti en trombe tout comme j’étais arrivé à la STEAM. A croire que j'étais bien impulsif...

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