vendredi 30 mai 2008

Episode 24

Ce fut frugal, comme souvent : des céréales bouillies, une grosse miche de pain et un fruit frais. Térésa se mit à me lister les obligations et devoirs au sein de la STEAM en tant qu’étudiant admis, elle précisa notamment les risques à ne pas respecter les règles d’âge, de priorité de grade ou pire encore à manquer de respect à un supérieur. L’essentiel tenait en une phrase : toujours saluer, même un subordonné. Il était par exemple impossible de ne pas saluer un officier, même si celui-ci ne répondait pas à votre salut. Quiconque voyait un acte déshonorant pouvait sanctionner l’absence de salut d’un inférieur et vous mener tout droit à une cellule glacée. La STEAM avait sa propre prison et sa police intérieure. Térésa me déclara d’ailleurs que celle-ci était encore plus dure et impitoyable que celle de la capitale, et qu’il tenait du suicide que d’aller les affronter. Service, honneur et bravoure devaient devenir mes seuls guides. Pourtant, en y songeant à ce moment là, je me demandai ce qui m’amenait à croire que la faculté m’offrirait quoi que ce soit. J’étais désagréablement empêtré entre mes doutes concernant la légitimité de la répression à Ranetta, tout comme je doutais qu’il fut nécessaire d’enserrer la nation dans un étau de fer. Je ne m’en ouvris toutefois pas à Térésa de peur qu’elle s’inquiète ou pire encore qu’elle me prenne pour un traître. La grande paranoïa que la traîtrise. Tout menait à s’en méfier : les affiches listant les sanctions (dont la mort par pendaison), le rappel de l’obligation de discrétion ainsi que les devoirs de chaque soldat. Si les cours ne suffisaient pas, les murs et la propagande se chargeraient bien de mettre au courant toute personne vivant sur la caserne, puisqu’au fond ce n’était pas un campus.
- Tu es préoccupé Barto. Qu’est ce qui ne va pas ?
- Je suis inquiet de savoir si j’ai fait le bon choix. Je te l’ai dit, l’armée est intervenue chez moi.
- Ils en ont parlé dans les journaux. C’est déjà plus calme apparemment. Ce n’est rien, cela arrive parfois dans certaines régions mais ça se règle très bien.
- Avec un fusil ça se règle toujours bien ! Lançai-je avec cynisme. C’est ça qui me fait douter de ma place : devenir comme ça ? Un tireur pour mater des volontés ? On est quoi ? Une armée de tueurs ?
- Ne dis pas ça Barto, les vaporistes font ce qu’il faut pour que ce soit stable, pas pour imposer quoi que ce soit.
- Et quelle différence ?
- La différence c’est qu’on ne tire que contre les ennemis de l’état.
- Et si l’état était l’ennemi ?
- Plus bas ! Si on t’entendait ça pourrait te coûter cher !
- Je sais... Oublie ça veux-tu ? C’est juste que j’ai croisé un ami d’enfance qui est entré dans le PNE... et j’ai vu des rafles. C’est rien. On se voit demain ?
- Demain, impossible nous partons en manœuvre pour quelques jours. Je suis de service y compris mes deux jours de repos. On se voit à mon retour Barto. D’ici là, peux-tu me promettre de ne pas aller la voir ?
- Mais ?
- Promets-le moi. Tu parles d’elle avec tellement de passion que je me demande...
- ...Ne te demande rien, coupai-je alors.
- Toi aussi tu peux arrêter tout si tu le désires vraiment.
- Ce n’est pas mon intention.
Elle déposa un baiser à la dérobée en observant les alentours.
- C’est interdit mais peu importe. Ecoute, si tu veux...
- Non, répondis-je en déposant moi aussi un baiser rapidement. A très vite.
- A très vite. J’ai souvent pensé à toi.
- Moi aussi.
Nous partîmes chacun de notre côté pour ne rien laisser paraître, pourtant je sentis qu’elle avait peur de me perdre. Au fond de moi je ne savais pas vraiment quoi faire ni quoi dire. Wicca ou elle ? C’était comme demander de choisir entre le feu et l’eau, les deux étant si différents et pourtant aussi indispensables et complémentaires que peuvent l’être ces deux éléments dans une machine.
Les jours suivants on me laissa quartier libre avec pour seule obligation de ne pas troubler les études des autres. Je pus ainsi visiter tous les quartiers qui m’étaient auparavant interdits : les ateliers, les librairies, les salles d’étude, les amphithéâtres, l’armurerie et les gymnases. Chacune de ces bâtisses étaient démesurées, conçues pour permettre à des milliers de soldats de vivre et d’étudier en toute quiétude et surtout avec un maximum d’efficacité. L’atelier à lui seul fut un choc sans précédent tant par sa taille que par sa modernité. Ce fut la première fois que je vis une lumière électrique alors que partout ailleurs le gaz était encore la règle. Ici, on générait notre propre électricité à l’aide des chaudières, et toutes les machines outils étaient branchées dessus. J’ignorais le principe même de cette technologie et je me sentis comme un paysan voyant un saint face à une ampoule. De la lumière captive d’une sphère de verre ! C’était un miracle, et je n’étais pas au bout de mes surprises. Haute de six étages, longue d’au moins cinq centaines de pas, la structure pouvait sans difficulté abriter un navire. De par sa conception même on put croire qu’elle était faite de cubes assemblés et pouvant être déplacés à loisir selon les besoins. Je pénétrai par la porte 6 et vit l’intérieur. Tout d’abord je fus saisi par l’odeur persistante du pétrole brûlé, puis stupéfait par les gerbes d’étincelles sautant des pilons martelant des barres d’acier portées au rouge. Autour de chaque poste s’affairaient des dizaines de jeunes soldats en cotte de travail, et chaque équipe avait son professeur attitré leur faisant une démonstration. En contrebas se montait une immense machinerie sur chenilles, une sorte de blindé mais en dix fois plus grand. Dans l’atelier juste à côté poussait un treillis de tubes pour une chaudière. Sa dimension dépassait de loin celle d’une locomotive, même de celles utilisées dans les mines de l’est. Je pouvais sans difficulté entrer un bras dans chaque tube alors qu’en principe ces dispositifs sont juste assez gros pour y glisser un auriculaire. Je gravis des marches en fer et arpentai des plateaux au-dessus des zones de travail. Une fois au sommet je pus alors contempler toute l’étendue de cet atelier. Cela grouillait d’activité, telle une fourmilière où les ouvrières s’affairaient autour des œufs de la reine. Au plus loin de la zone de travail les vaporistes semblaient avoir la taille d’une phalange et à mes pieds, vingt bon mètres en dessous c’était tout autant le mouvement, le progrès qui guidaient ces jeunes esprits. Malgré mes doutes je voulais en être, et puis j’avais ces pièces à récupérer.

jeudi 29 mai 2008

Episode 23

Dans un premier temps les circuits furent purgés, ensuite aidés de palans et de leviers nous levâmes les corps de chauffe pour les poser à part. Point par point nous démontâmes la transmission, la direction puis finalement les arbres de roues. Tout semblait si simple une fois aidé de personnes compétentes ! Arrivé à la roue prétendument défectueuse il s’avéra que le graissage était au mieux insuffisant en comparaison des autres. C’était tout le problème de faire avec les moyens du bord. Nul doute qu’avec l’équipement et les fonds de la STEAM ces deux là auraient conçus des machines autrement plus performantes que ce qui se faisait jusqu’alors. Pourtant je vis monsieur Violet hocher tristement la tête à plusieurs reprises et se saisir d’éléments que je supposais corrects pour les reprendre sur l’établi : un rivet mal serti par ci, un raccord qui fuit par là, il remit en ordre énormément plus de choses que je ne le crus. Pourtant, une fois le petit jour perçant timidement à travers le brouillard et un début de pluie je ne pus m’empêcher de penser qu’il n’était pas convaincu que nous réussirions à arriver à nos fins. Au moment de manger un morceau avant de nous coucher j’eus une idée que je pensais être valable. Quitte à tenter le diable sur un tel engin, pourquoi ne pas profiter des pièces et du rebut de la faculté ? J’avais accès à tout ceci et autant dire que je pourrais y faire des emplettes plus moins autorisées. Il sourit de mon initiative, s’en ouvrit à Wicca qui, a contrario de son père, accepta immédiatement. Je voulais essayer ? Après tout pourquoi pas à partir du moment que je savais ce que je faisais. Il y avait le risque je sois exclu des cours voire très sévèrement sanctionné pour vol, mais dans le fond l’esprit même de profiter de la STEAM la séduit tout autant que je l’étais. Je leur dis qu’en revanche il nous fallait dresser une liste que je me chargerais de réduire à néant au fur et à mesure de mes périodes de cours. Je profiterais bien de mes repos pour venir leur remettre mon butin. Ce fut décidé : s’il venait à m’arriver d’être viré j’aurais un emploi dans leur atelier, et si l’on réussissait je pourrais alors apprendre à conduire la voiture et même en construire une pour moi. Une telle machine pour moi ?! C’était un fantasme, un vœu qu’il me fallait à tout prix exaucer. Je me voyais déjà poussant cet engin dans ses derniers retranchements, dévalant les collines et passer en trombe devant chez moi, levant la poussière et effrayant les gosses des ruelles. J’étais comme ça, un chien fou cherchant la puissance et la vitesse.

Sitôt de retour à la faculté je pris le chemin du bureau de recensement, signa mon engagement de cinq ans puis me rendis au stock pour prendre ma tenue. Mon paquetage était déjà prêt sur une étagère : même matricule, même couleur, mais le blason rouge à l’épaule et une barrette au col. Deuxième classe Barto Röner, matricule 15-493-11 au rapport. On m’indiqua une nouvelle chambrée ainsi que les horaires de formation. Ce qui différait énormément des cours préliminaire c’était la présence d’éducation physique et d’entraînement à l’utilisation des armes. Je n’étais donc définitivement plus aspirant mais un militaire en cours de préparation. Je pus enfin voir Térésa qui m’embrassa avec tendresse puis me demanda de lui raconter mon congé. Je ne m’étendis guère sur la crise à l’est et lui décrivit un peu ce que je fis dans l’atelier de Wicca. Elle ne sembla pas être prise par surprise que je me sois arrêté la voir, ni même que je me sois lancé dans un peu de mécanique en dehors des cours. D’après elle c’était tout naturel que deux vaporistes s’entendent aussi bien. Malgré l’assurance qu’elle mit dans ses propos je sentis autant une pointe de sarcasme que de tristesse, un quelque chose tenant de la jalousie. Nous décidâmes de dîner ensemble au mess pour qu’elle me fasse le détail des règles inhérentes à la vie de soldat engagé. Elle me dit à ce moment là qu’il fallait que je m’attende à énormément de changements par rapport à la formation initiale. C’est à ce moment qu’elle remarqua l’écusson rouge, puis qu’elle me murmura à l’oreille de faire très attention à ne pas arborer n’importe où ce symbole. C’était une place convoitée, très enviée même par les plus anciens arrivant en fin de cycle. Génie mécanisé, un des summums dans l’armée, le fin du fin pour les étudiants de la STEAM. Elle-même rêvait d’y être affecté bien qu’elle sut très rapidement que seule une espèce d’élite pouvait y aspirer. D’ailleurs, elle me demanda ouvertement quelles avaient étés mes notes pour que j’obtienne une telle consécration. J’étais tout aussi étonné qu’elle, d’autant plus que je ne me trouvais pas un niveau acceptable surtout si je le mettais en regard avec d’autres étudiants. Je fis en sorte de faire dévier la conversation et prétendis devoir me présenter dans ma chambrée avant la fin de la journée. Elle reprit ses cours tandis que je me présentai à l’accueil des quartiers réservés. On m’y accueillit avec un certain respect et je constatai que l’équipement ainsi que le confort étaient meilleurs que pour les aspirants : chambres individuelles, lits confortables, mobilier monacal mais de qualité ainsi qu’une littérature neuve dans une bibliothèque personnelle. Pêle-mêle j’y trouvai un manifeste des règles militaires, les mêmes livres sur la technologie de la vapeur ainsi que plusieurs manuels consacrés à la conception et l’usage des armes, puis surtout un gros livre rouge simplement marqué « Génie mécanisé : spécialisation des technologies de la vapeur ». Intriguant. Je l’ouvris et commençai à bouquiner les premiers chapitres présentant le rôle des vaporistes affectés à cette unité quand la cloche du dîner sonna. Je n’avais pas vu le temps passer, je filai au réfectoire tout en arrangeant mon calot pour pouvoir saluer chaque officier ou sous-officier se présentant sur ma route.

mercredi 28 mai 2008

Episode 22

Après quelques minutes à rouler ainsi j’étais littéralement épuisé de tenir la barre tandis que je les entendais discuter sur le chemin à prendre pour tester la vitesse. L’un prônait les routes de campagne et l’autre les grandes avenues et ce malgré la maréchaussée. Ils tombèrent d’accord sur la ligne droite longeant un canal et nous fonçâmes ainsi alors que je regardai les compteurs : c’était dingue, complètement incroyable ! Aucun train ne roulait à une telle vitesse, aucune machine n’aurait pu supporter une telle cadence. Le plus fou c’est la confiance aveugle qu’ils avaient tous les deux dans cet assemblage ainsi que le silence relatif du moteur à vapeur. On aurait dit que seules les roues hurlaient et que tout le reste avait disparu. Je me redressai, le dit à Wicca qui me répondit simplement que tout le travail abattu sur les prototypes avait valu le coup. Nous discutâmes rapidement de celui que j’avais vu finir dans un mur et Henri (je ne me suis jamais vraiment fait à l’idée de l’appeler par son prénom bien qu’il l’exigea à plusieurs reprises) me dit alors que la panne rencontrée venait du freinage et non du moteur. « Ah parce que ce truc n’a pas de freins ?! » hurlai-je effrayé. Ils rirent sans me répondre puis je vis le bleu azur du canal se dessiner en contrebas d’une grande descente. Déjà que nous roulions vite, nous allions prendre encore de l’élan ! Je fis mine de ne pas montrer ma peur, m’agrippa encore plus fermement et regardai droit devant. Quitte à mourir autant le faire en ayant senti ce que cela faisait de battre un record ! Wicca poussa un « En avant ! » tonitruant, j’entendis derrière moi son géniteur l’inciter à pousser la machine encore et encore. Il égraina les paramètres : vitesse, température et pression. Cent, cent dix, cent vingt-cinq, cent trente, cent quarante... soixante-dix... j’en tremblais de terreur et de plaisir mêlés ! Arrivé au bas de la pente nous étions déjà à plus de deux cents, filant comme une tempête et levant de la poussière à n’en plus finir. « Encore ! Encore ! » Cria-t-elle en ouvrant à fond des robinets et en pressant au plancher la pédale, puis elle leva la pédale, en pressa une autre lentement et tira sur une autre longue manette. Nous perdîmes de la vitesse puis finalement nous nous arrêtâmes à quelques encablures d’un virage à angle droit. Le mécanicien jubilait : « Deux cents dix-sept, tu entends ? Deux cents dix-sept ! Fantastique ! Tu avais raison ! », Wicca elle resta stoïque et apparemment un peu déçue. Elle descendit en silence, tourna autour de l’engin et fila un grand coup de pied dans une des roues. Elle nous brailla dessus que si la roue avant n’avait pas commencée à vibrer nous aurions atteints au moins vingt de plus sans aucun risque. Elle s’installa sur un marchepied puis se mit à bouder. Je la rejoins, la saisit par la taille et lui dit que je l’aiderais ce soir pour réparer ce problème. Son visage s’éclaira et spontanément m’embrassa sur les lèvres. Je ne pus m’empêcher de la laisser faire bien que je me sentis un peu mal à l’aise. Il fallait que je lui dise pour Térésa... demain me dis-je en reprenant ma place dans la voiture. Autant dire que j’avais peur de lui avouer que je n’étais plus « libre ».

Une fois cet essai terminé nous mangeâmes un morceau dans une auberge animée par un orchestre : une chanteuse, un homme âgé jouant d’un instrument à cordes et d’un autre plus jeune animant une percussion. Le rythme asymptotique était entraînant, enivrant comme le verre qu’on vint me servir en guise de bienvenue. L’endroit fleurait les épices et le bois brûlant, les poutres semblant suinter elles-mêmes un parfum d’ailleurs. Le plus surprenant pour moi furent les plantes et le fait de s’asseoir sur des coussins. Des plantes dans une maison ? Nulle demeure de ma ville n’aurait été une maison honnête si elle s’était souillée de pots de terre ! Je sortis de ma poche un paquet de cigarettes, ce qui fit tiquer une serveuse ; du menton elle me montra un appareil fait d’un tuyau et d’une jarre surmontée d’un capuchon métallique. Je me saisis de l’engin, suivit ses instructions et put alors fumer en toute quiétude. La fraîcheur de cette fumée n’avait rien à voir avec le tabac gris et âcre dont j’enfumais mes poumons, c’était au contraire un véritable repos que de tirer de longues bouffées sur l’embout que je maintenais entre mes dents.
- Alors comment va Térésa ? Tu n’es pas allé la voir avant de venir à l’atelier ? Me lança Wicca en souriant.
- Non j’ai encore quelques jours devant moi, je ne voulais pas rentrer tout de suite. Je me suis dit que cela te ferait plaisir de me voir.
- Et c’est le cas ! Coupa son père. Elle n’a de cesse de te voir même si elle sait que je lui interdis formellement de s’approcher de la faculté. De toute façon c’est trop tard tu es vaporiste et tu le resteras aussi longtemps que tu auras un engagement envers l’armée. Qui est cette Térésa ? Une collègue ?
- C’est...
- Son « amie », répondit Wicca qui gardait son sourire pareil à chaque moment. Ils doivent être ensemble... c’est ce que tu voulais me dire tout à l’heure ?
- Tu ne m’en as pas laissé le temps je dois dire.
- Et dire que j’aurais tût mes réticences à avoir un gendre s’il était comme toi ! Eclata de rire l’homme assis en face de moi. Allons, ne te formalise pas pour de l’humour de mécanicien. Wicca t’a à la bonne.
- Papa !
- Oh toi, tu devrais te décider à aborder les garçons au lieu d’approcher de trop près les chaudières ! S’il vous plaît, trois thés. Alors comment trouves-tu notre voiture ?
- Fantastique ! Incroyable ! Elle fonce c’est une pure folie !
- Elle est encore trop lente, protesta Wicca. Si ce n’est cet axe de roue...
- Tu ne vas pas recommencer, dis ? Elle est déjà très bien comme ça, l’essentiel serait de pouvoir la vendre et continuer à travailler avec les bénéfices. C’est difficile de trouver des engagements mon garçon, tu le sais déjà, mais ce que tu ne sais peut-être pas c’est que si nous ne réussissons pas la mise au point de cette bête de course et surtout à la vendre nous serons d’ici quelques temps obligés de fermer boutique.
- Je peux aider si vous me le permettez ! Lançai-je avec conviction. Je suis sûr de pouvoir donner le meilleur de moi-même dans cet engin.
- Essayons dès ce soir si tu en as envie, tu partageras mon lit ! Me chuchota la vaporiste au creux de l’oreille.
- Je t’ai entendu ! Ria-t-il. Tu deviens entreprenante !
- Mais...
Aussitôt je remarquai le pourpre montant aux joues de la jeune femme qui n’arriva à balbutier que quelques syllabes sans cohérence. Je rougis à mon tour à l’idée de partager ma couche avec elle. C’était aller affreusement vite en besogne !
- Allons, je vous taquinais. Tu dormiras avec moi Barto. C’est entendu ? Nous devons finir sous quatre jours avant que tu ailles reprendre ton poste.
- Je suis d’accord, travaillons dès ce soir.

Nous trinquâmes, burent quelques verres de plus puis nous rentrâmes à l’atelier. Sitôt la porte fermée nous nous mîmes à l’ouvrage. J’étalai les plans sur une table et détaillai le cheminement de la vapeur, de l’eau, retrouvai les condenseurs et brûleurs, puis me saisis d’une pile de feuilles et commençai à mettre en pratique mes connaissances élémentaires en hydraulique. Rapidement je vis que le travail et l’ingénierie étaient de qualité et que mes connaissances étaient bien insuffisantes pour mettre en doute le moindre des concepts de cet engin. Derrière moi j’entendais le boucan des outils cliquetant sur les écrous, du maillet sur les rivets et d’un soufflet de forge pour réchauffer un foyer. La nuit allait être très longue.

mardi 27 mai 2008

Episode 21

Wicca entra à ce moment là les bras chargés d’un carton plein de pièces détachées qu’elle laissa tomber en me voyant assis face à son père. Elle s’élança vers moi, me sauta au cou et déposa un baiser sur ma joue, le genre de baiser que l’on donne à un frère parti depuis très longtemps ! Avant que je puisse réagir elle me harcela de questions, ce qui le fit éclater de rire. Il se leva, l’invita à s’asseoir à sa place, puis il quitta la pièce meublée et ferma derrière lui. Elle avait un je ne sais quoi de changé, peut-être du fait qu’elle était habillée comme une femme et non un mécanicien : une longue robe violette à bretelles, des socquettes blanches et de petites chaussures vernies. Ses cheveux noués dans un savant chignon lui donnaient un air de femme plus mûre qu’elle n’était. Je rougis en la voyant, ce qui ma fit s’esclaffer et se moquer de moi. Elle m’expliqua alors que son père exigeait d’elle qu’elle apparaisse féminine au moins une fois par semaine, ne serait-ce que pour avoir la moindre chance de trouver un mari. Un mari ! A ses yeux l’idée du mariage était aussi saugrenue que d’espérer abandonner la vapeur et revenir à l’ancien temps sans technologie. A mon tour je lui posai des questions sur ses projets, la situation de l’atelier, si elle avait un petit ami
Au cours de la conversation je baillai plusieurs fois, ce qui la fit sourire. Elle me proposa de m’allonger et de prendre du repos. Nous déjeunerions tous ensemble une fois que je serais un peu remis de mon voyage. Je n’osai pas lui refuser ça, mais pourtant je sentis en moi une espèce de boule à l’estomac. Je pensai au sourire de Térésa et à sa réaction si elle venait à apprendre que j’étais revenu sans venir directement la voir. Cela faisait un moment que je n’avais pas revu Wicca, je lui dirai tout de sorte qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Je fermai les yeux, et écoutai le bruit des mécaniques qui s’éveillent. Le soleil perçait un peu à travers les fenêtres noircies par la suie, et je vis la vapeur s’élever par volutes dans l’atelier. Là, entre poussière et graisse les rais de lumière vinrent épouser les formes d’une espèce d’engin longiligne qui tenait à la fois du train profilé et de la voiture, mais en plus râblé et plus rutilant. Sur les côtés de nombreuses tuyauteries semblaient tenir lieu de cheminées et les roues artillerie étaient d’un diamètre assez faible par rapport à l’habitude. Devant et derrière pendaient des lampes à acétylène, et le poste de conduite était placé au centre de la machine : pas de portes, deux bout de verre taillés en demi lune pour faire saute vente, un volant particulièrement incliné et des manettes, tout était comme taillé pour aller vite, très vite même. Je me redressai sur le matelas et regardai avec plaisir cet objet. La chaudière à l’avant brillait de ses cuivres lustrés et la queue de l’engin éclatait d’un blanc flamboyant. Je n’osai pas les interrompre dans leur travail mais il fallait absolument que j’en sache plus. Etre ici et ne pas profiter de l’aubaine de voir une si belle voiture, cela aurait été complètement idiot. Je m’endormis en me rêvant installé aux commandes et dépassant allègrement un train lancé à pleine vitesse. Des chevaux ? Quel cheval pouvait rivaliser avec une telle merveille ? Mes yeux se fermèrent sur la douce odeur d’huile brûlée et sur les vibrations d’un moteur à vapeur qui s’anime.

C’est un baiser sur mon front qui me tira de mes songes. En ouvrant les yeux je la vis penchée sur moi, un sourire radieux aux lèvres et les mains posées de chaque côté de ma tête. Elle me murmura qu’il était temps que je me lève et que je vienne voir la voiture fonctionner. Lentement je me redressai et lui demandai comment s’étaient passés ces derniers temps. Elle s’installa au bord du lit, soupira longuement et observa les poutres du plafond, puis se ravisa et me saisit le bras pour m’aider à me lever. Elle s’était changée et portait sa combinaison de mécanique. Une fois que je fus assis elle me jeta une combinaison identique à la sienne, des gants ainsi qu’une paire de grosses chaussures. Je rougis en lui proposant de quitter la pièce, ce qui la fit rire. Elle me lança qu’elle voyait bien son père s’habiller tous les jours et que tous les hommes sont faits de la même manière. Je n’eus donc d’autre choix que d’enfiler la tenue sans réussir à l’inciter à me laisser seul. Ces vêtements étaient faits pour lui et il semblait qu’on aurait pu y faire deux combinaisons pour moi. Wicca ne pouvait plus s’arrêter de rire et de se moquer au point que des larmes apparurent sous ses yeux. J’étais ridicule : les jambes et les bras trop longs, la ceinture abdominale trop ample et le col pouvant me couvrir le bas du visage. Elle me donna un ceinturon, roula les extrémités et les attacha avec de la ficelle. Monsieur Violet entra à son tour et imita sa fille dans les moqueries. D’après lui je devrais me remplumer pour envisager porter de tels vêtements. Je ne me vexai pas tant c’était bon enfant, et puis je n’avais qu’une hâte, voir cette fameuse voiture de plus près et qui sait, faire un tour avec.
Nous retournâmes dans l’atelier qui ruisselait de lumière, la matinée étant déjà bien avancée. Là, en plein milieu trônait solitaire la mécanique de précision qui brillait encore plus qu’au petit jour. Je ne pus m’empêcher d’en flatter les flancs du plat de la main, de sentir ses courbes et d’en admirer la finition. Pas un rivet ne dépassait, pas une soudure n’aurait pu être décelée. Tout était parfaitement ajusté. Cela représentait sûrement des milliers d’heures d’un travail harassant et répétitif, mais visiblement la passion avait guidé ces mains agiles. Wicca m’invita à prendre place à côté d’elle, puis elle fit signe à son père d’ouvrir un robinet placé au bas d’un marchepied. Un bourdonnement commença, une légère fumée sortit de la complexe tuyauterie, puis je vis les compteurs s’affoler. Rapidement ceux indiquant la pression dans les différentes parties du système atteignirent un seuil proche d’une zone rouge et la conductrice tira plusieurs manettes et tourna des manivelles avec expertise. Sous notre banquette je sentis alors s’animer quelque chose, comme un cœur tressautant en rythme et provoquant une vibration uniforme de toute la voiture. Elle montra d’un pouce levé que tout était parfait et lui prit place dans une trappe derrière nous. C’était une seconde banquette de secours aménagée qu’en guise de dépannage. La grande porte étant ouverte Wicca enclencha un rapport à l’aide d’un long manche cranté et les roues arrière se mirent à tourner lentement. Nous avancions quasiment en silence si ce n’est la soupape de régulation de la pression qui sifflait de temps en temps. Elle me regarda, sourit, tira sur ses yeux des lunettes cerclées de cuir, puis poussa un cran de plus et pressa du bout du pied droit une pédale. D’un coup nous fûmes éjectés de l’atelier et nous dévalâmes sans attendre la rue à toute vitesse. Le père poussa un cri de joie comme un enfant sur une balançoire et Wicca guida la machine lancée à vive allure entre les autres semblant être à l’arrêt. Le vent nous fouettait le visage ce qu’elle ne remarqua même pas du fait qu’elle s’était bien protégée. En quelques instants nous atteignîmes une vitesse qui m’était jusqu’alors inconnue et je dus me saisir d’une barre posée à l’horizontale sur la planche de bord. Un coup de volant à gauche, puis à droite et nous voilà partant vers la campagne. J’entendis hurler plus d’une personne et plus d’un avertisseur à notre passage tant elle ne s’inquiétait de rien. La suspension sautait de pavés en pavés à tel point que je doutai même que cet engin en fut équipé.

lundi 26 mai 2008

Episode 20

Je ne dormis pas durant ce voyage et j’arrivai à Varia au petit matin, totalement épuisé et durement éprouvé par ces quelques jours. J’avais touché la réalité ou plutôt elle m’avait frappé au visage aussi fort qu’un coup de poing bien appuyé. Je n’arrivai pas à me résoudre à rejoindre immédiatement la faculté, pas plus que je n’envisageai pas de me coucher dans le quartier des « engagés ». Cette idée me sembla d’autant plus désagréable que j’avais envie de passer mes derniers jours de congé sans un uniforme sur le dos. J’étais certain qu’on me trouverait une corvée à faire plutôt que de me laisser tranquillement lambiner jusqu’à la reprise de la formation. Vu qu’il était très tôt je supposai que l’atelier de Wicca et son père serait ouvert et avec un peu de chance je partagerais le thé avec eux. Le ciel hésitait entre nuit et jour, je pris alors le temps de m’acheter un bout de pain, un fruit puis je pris le trolley où je dégustai mon repas frugal.

Une fois devant l’enseigne j’observai les alentours : quand les échoppes ne sont pas encore ouvertes et qu’il n’y a pas foule dans les rues on peut entendre des bruits indécelables. Le sifflement très fin d’une soupape que l’on règle ou le martèlement cahoteux d’un piston, tout cela vous ne l’entendez que quand les gens ne font pas de bruit, quand même la ville semble tombée dans un profond sommeil. Là, il y avait surtout des bruits de métaux qui s’entrechoquent, des pas, encore et encore des tubes sonnant en tombant. Je reculai ma tête de ma porte et fis savoir que j’attendais dehors à l’aide d’un heurtoir tiré d’une pièce de récupération. J’entendis le père de Wicca me brailler qu’ils n’ouvriraient que plus tard, ce à quoi je répondis par mon prénom. La porte s’ouvrit et je le vis me sourire malgré tout ce qu’il avait pu me dire quelques semaines auparavant. Il m’invita à boire un thé chaud tandis que nous devions attendre sa fille partie faire quelques courses un peu plus bas dans le quartier. Il nous installa à côté d’une splendide machine mal éclairée par deux lampions à gaz et me demanda de lui raconter ce que je devenais depuis tout ce temps. Il s’installa face à moi, prit sa tasse fumante et la tint devant ses lèvres tout en me regardant bien en face. Il me sembla songeur et passablement inquiet mais n’en dit pas un mot. Je lui fis le détail des banalités que j’eus à redire une fois de plus à propos de mes études, ce à quoi il ne répondit que par des hochements de tête et quelques grognements d’approbation. J’étais intimidé et mes doigts glissaient sur ma tache au bras comme par réflexe.
- Ca y est tu es marqué comme tous les vaporistes alors, dit-il en soufflant sur son thé bouillant. Tu as rejoint le club de ceux qui ont subi la colère de leur créature.
- Un accident pendant un cours, répondis-je en regardant le parquet de la pièce. Une soupape qui…
- … Tous les vrais vaporistes finissent tôt ou tard par être marqué d’une manière ou d’une autre. Moi j’ai une belle trace sur le dos, j’ai eu la malchance de tomber droit sur le corps de chauffe d’une locomotive. Wicca par chance n’est pas encore aussi abîmée que je le suis. Qu’est ce que tu viens faire ici ?
- Je reviens de Ranetta, je suis allé voir mes parents.
- Ton collier dit que tu es reçu à la STEAM. Fort bien jeune homme, alors comment te sens-tu après ce que tu as vu chez toi ? Ne me dis pas que tu n’as rien remarqué ces derniers jours. Les journaux racontent n’importe quoi mais tout le monde sait que ça bouge énormément à l’est.
- J’ai vu l’armée attaquer les manifestants et les emprisonner. Ils ont fait des rafles dans le train.
- Je me fous de savoir ce qui adviendra des membres du PNE, ils ne valent pas mieux que les gens du gouvernement. Les cinq sages sont des dictateurs qui maintiennent l’ordre grâce à l’armée et la police, les dirigeants du PNE en feront autant s’ils obtiennent l’indépendance. Et puis ils prônent un racisme infect, pour eux tout ce qui n’est pas né dans leur région doit la quitter. Wicca est une sang-mêlé, elle sera un fardeau si tu l’emmènes là-bas. De toute façon si tu y retournes ça sera avec ton uniforme et une arme pour mater la révolte.
- Je ne peux pas tirer sur mes amis ! Criai-je de colère. C’est impossible !
- Et si tu en reçois l’ordre ? Tu crois que les machines à vapeur de la STEAM sont là pour faire joli ? Tu as appris sur un blindé n’est-ce pas ? Tu sais comment il fonctionne et tu sais même les bases de son pilotage, alors arrête d’être aveugle gamin. Alors vers qui tu vas tourner ton canon ? Tes amis ? L’armée ? Les deux ? Au fait nous ne nous sommes pas totalement présentés : moi c’est Henri Violet, et toi Barto Röner si j’ai bien compris.

mercredi 7 mai 2008

Episode 19

Je fis une de ces balades que l’on fait tous un jour, de celles qui nous font errer dans le quartier de notre enfance et qui aident à se souvenir. Ici une boulangerie à l’odeur de pain grillé, là l’apothicaire vendant des bonbons faits dans l’arrière boutique, et plus loin ce terrain vague propice aux jeux enfantins. Pas à pas je me remémorai le « bon vieux temps », ces culottes de lin usées jusqu’à la trame, mes pieds nus pour économiser les chaussures d’écolier, mon visage un peu crasseux de ne pas pouvoir avoir de l’eau chaude en permanence, et puis tous ces gosses traînant d’une rue à une autre avec en tête la notion fondamentale de territoires. Les maisons ayant été bâties par les sociétés minières ou par l’état chaque quartier avait une couleur de prédilection : la Compagnie Nationale des Mines de Fer un bleu azur aussi beau neuf que laid une fois passé par la fumée des cheminées, le crème des Machines d’Extraction Minière ou bien encore le rouge des façades en briques nues pour les corons construites par la ville elle-même. Nous habitions dans une de celles de la CNMF avec son apparat bleuté aussi laid que déprimant, alors que j’allais régulièrement jouer avec les gosses de la rue rouge. C’était vraiment de petits clans, des guerres de territoires avec des commerces en guise de points stratégiques. Chacun allait de sa petite astuce pour attraper le gamin perdu dans une zone interdite et souvent la bagarre remplaçait la discussion. De toute façon il y avait de quoi se disputer vu que même les entreprises employant nos parents avaient pour but de prendre les concessions des concurrents. Quoi qu’il en soit, nous ne nous rossions pas tant que cela, ce n’était que de simples coups de sang quand une dispute éclatait et servait de prétexte à l’affrontement.
C’est en passant à côté de l’unique parc public du coin que je me souvins des tournois annuels. Les entreprises finançaient alors des équipes d’enfants pour que la dispute commerciale aille sur le terrain du sport. Ils équipaient succinctement les mômes, leur vendait une victoire importante pour le quartier (et accessoirement l’image de marque de la société), puis s’arrangeaient pour que nous fassions tout pour être vainqueurs. N’étant que peu sportif, je me contentais généralement d’une place de remplacement dans n’importe quel jeu de balle, ou bien d’un poste comme coureur de sprint, seule discipline où j’avais une chance puisque j’étais un rien plus grand que les autres. Cela hurlait dans les gradins de fortune, les parents scandant nos prénoms et donnant des conseils à n’en plus finir, et puis ces odeurs de viande rôtie et de légumes frits étaient un trésor. Les familles ouvrières n’avaient pas forcément les moyens de se payer de la viande à tous les repas, et là tout était à un prix modique. Rien que pour cela nos parents faisaient toujours en sorte que nous participions quoi qu’il arrive. La victoire ? Non, la faim plutôt.

Je m’assis sur un banc de bois et observai les arbres dégarnis quand une main se posa sur mon épaule. Je me tournai et reconnus un ancien camarade de classe, un certain Will que l’on appelait la carotte eut égard à ses cheveux de feu. Il me fixa du regard, me lança un « Tiens c’est toi Barto ! » puis s’installa à côté de moi. Je vis immédiatement son brassard frappé du PNE, ce qui me fit penser que j’avais tout intérêt à ne pas trop parler de la STEAM. Il me demanda ce que je devenais, je lui racontai alors que je faisais des études à Varia et que tout allait plus ou moins bien, puis il me demanda dans quelle spécialité ce à quoi je répondis simplement que j’approfondissais mes cours sur les machines à vapeur. Nous abordâmes nos souvenirs communs, nos jeux idiots d’enfants de la mine, de cette jeunesse déjà lointaine… nous nous étions perdus de vue à l’époque où j’entrai à l’université et lui à la mine pour gagner sa vie. Son père avait été blessé dans une explosion et ce fut alors à lui d’apporter le minimum pour ses cinq frères et sœurs. Quand il vit que je regardai son brassard il me fit signe de m’approcher comme pour me confier un secret.
- Nous allons sûrement voir débarquer la police de la capitale ou l’armée d’ici peu. Plus on manifeste plus les bourgeois veulent qu’on nous fasse taire.
- Tu es dans le parti ? Demandai-je avec inquiétude.
- On l’est tous plus ou moins au puit cinq, moi j’ai décidé d’être engagé à fond.

Avant qu’il ne finisse sa phrase nous entendîmes des cris d’alarme, des imprécations ainsi que le brouhaha d’une foule courant rapidement pour fuir quelque chose. De tout côté nous vîmes hommes et femmes traverser les pelouses et parterres à toutes jambes, tandis que derrière eux s’approchèrent des hommes en uniforme bleu marine. L’armée ! La région venait de passer sous contrôle militaire et les premières interventions furent décidées sur Ranetta. Aussitôt Will tenta de se lever et je ne sais pas pourquoi je le retins par la manche. Je lui intimai l’ordre d’ôter son brassard, ce qu’il fit mécaniquement comme s’il avait été tétanisé par mon ton. Nous restâmes assis sans broncher quand deux soldats armés de matraques s’approchèrent de nous et exigèrent nos papiers. Je me levai, invitai un des deux spadassins à me suivre un peu à l’écart et lui présentai mon médaillon. Il me salua, fit signe à son collègue et ils partirent sans rien dire de plus. Ce geste fut celui de trop, celui qui permit à Will de comprendre où j’étudiai.
- Tu es à la STEAM ! Hurla-t-il de fureur. Tu es un de ces soldats qui font de nous des esclaves.
- Je viens d’être reçu. Je ne fais pas de politique, je veux être diplômé
- Et devenir un oppresseur.
- Remballe tes insultes Will, je viens de te sauver la mise. Tu aurais été arrêté et peut-être pire encore !
- Et ça te donne le droit de prétendre à être propre ?! Tu es un traître.
- Je n’ai trahi personne ! Criai-je en le repoussant fermement. Qui j’ai trahi ? Toi ? Je viens de faire ce qui peut me valoir de la prison, alors arrête de m’engueuler !

Il me toisa avec colère et tenta de me pousser comme si j’étais devenu un moins que rien. Je le saisis alors aux bras, l’amenai à s’asseoir et à nous expliquer. Il était hors de question qu’il parte ainsi et que je tolère qu’il fasse de moi un bourreau. En quoi étais-je responsable de l’intervention de l’armée ? Avant mon retour j’ignorais même l’existence de la PNE ! Tout d’abord silencieux, nous nous jaugeâmes longuement avant qu’il ne tente de prendre la parole, puis je le coupai pour déblatérer toute ma trajectoire. Je n’étais pas un politicien, pas plus qu’un révolutionnaire. Je voulais quitter Ranetta, du moins le temps de me faire une place, un nom, bref réussir. C’était mon ambition : devenir une expert, pas un militaire de carrière. Il sembla se détendre et croire à mes affirmations.
Pendant ce temps les poursuivis et poursuivants avaient disparus et le calme était revenu comme par enchantement. Le lendemain les journaux firent à peine mention de la situation ainsi que de la chasse aux partisans du PNE, tout juste quelques lignes abordèrent la question en parlant d’une dizaine d’interpellations suivies de libérations. Je ne revis pas Will durant mon séjour, je supposai alors que soit il me haïssait pour ma position, soit il avait été arrêté. L’un dans l’autre je n’avais pas envie de l’affronter à nouveau. En parlant de tout ceci à mon père, celui-ci m’expliqua qu’il souhaitait que je n’aille pas m’engager d’un côté ou de l’autre. A ses yeux j’avais à présent la plus mauvaise des situations à Ranetta : ni plus vraiment fils de mineur ni vraiment militaire. J’étais donc susceptible d’être pris à parti par n’importe qui, n’importe quand. Cela me fit froid dans le dos. Mes parents me firent donc comprendre que tant que les « évènements » (en fait des émeutes) étaient en cours je serai plus en sécurité à la maison ou à la capitale. Je restai donc deux jours supplémentaires en leur compagnie, les mines étant fermées à cause de grèves intempestives.

Au soir du dernier jour papa et maman m’accompagnèrent à la gare, m’embrassèrent et me demandèrent de bien continuer à étudier. Pourtant mon père n’était pas homme à croire que je n’avais pas compris la situation… qui sait, peut-être pensait-il que je serais moi aussi un militant… encore une question que j’aurais dû lui poser en temps et en heure.

mardi 6 mai 2008

Episode 18

Nous discutâmes jusqu’à ce que l’odeur du repas chauffant dans la cuisine nous tirent de nos réflexions. Mon père n’était pas spécialement du genre loquace, il répondait souvent par un grognement ou un hochement de tête et favorisait plus l’écoute que la parole. C’était dans son tempérament. Tout était comme au ralenti : des actions lentes mais déterminantes, des propos ne sortant qu’au moment opportun et surtout et avant tout un refus d’engagement excepté lorsque cela s’avérait nécessaire. Bien après son décès nombre de personnes me parlèrent de sa jeunesse « tumultueuse », de ses actions politiques pour une meilleure protection des ouvriers de la mine, sa présence dans les comités, mais que tout cela s’était arrêté à ma naissance. Avec le recul je suppose qu’il a pris peur pour mon avenir et qu’il a choisi la voie de la relative sagesse. Dommage qu’il se soit toujours refusé à m’en parler. Quoi qu’il en soit, il me donna quelques réflexions sur le PNE dont une qui revint souvent. A ses yeux, le PNE n’apporterait rien de bon et cela ne pourrait que renforcer la détermination du gouvernement central à interdire et même sanctionner les réunions. En tout état de cause, le parti agissait relativement librement car tous y compris les forces de l’ordre nous avions des membres de nos familles qui descendaient au fond.

J’écoutais le crépitement d’une bûche dans le poêle quand mon père m’invita à lui parler un peu plus en détails de la STEAM. Bien sûr, nous avions déjà faits le tour de la question, mais semble-t-il il fut intéressé par les systèmes de hiérarchie. Je pris le temps de réciter ce que je connaissais, ce qu’était le grade de chacun ainsi que nos limites de compétences, le pourquoi de la sélection, bref je déblatérai tout ce que mon cerveau avait pu engouffrer comme informations en trois mois. Il se mit à rire, me tendit un petit livret froissé et taché et me demanda de le regarder. C’était son carnet de service militaire, celui qu’on lui remit lorsqu’il sortit de six mois de service obligatoire. Lorsque j’entrai à la STEAM ce système de conscription avait déjà été supprimé et mon père avait été de la dernière tournée d’appelés. Avec une espèce de nostalgie il me raconta un peu ses camarades, l’entraînement au fusil ainsi que les soirées de fête malgré l’interdiction et l’extinction des feux. Je me vis alors révisant, devisant avec les autres aspirants, et je ne reconnus pas ce côté festif du service. De toute façon cela m’apparut comme impossible de concilier fête et travail, d’autant que l’enjeu était de taille.
La nuit tomba sans que nous ne nous en rendions compte. Nous retournâmes sur les marches pour y fumer une dernière cigarette et deviser encore un peu avant de nous coucher. Etrange comme rien ne change et pourtant tout semble différent. J’eus un regard attendri sur l’homme qui me traita pour la première fois en égal et non en enfant, et une pensée chaleureuse me traversa l’esprit en songeant à ma mère s’échinant à faire tourner une maison aux maigres revenus. J’observai ma rue vidée de ses badauds, elle semblait si propre, si fière d’exister malgré les difficultés, je la trouvai bien plus supportable et décente que ces quartiers pauvres agglutinés dans les faubourgs de Varia où puanteur, ivresse et chômage régnaient en maîtres. Je lui fis bien entendu part de mes réflexions, ce qui le fit sourire
La pauvreté ce n’est pas honteux, ce qui est honteux c’est de ne rien faire contre mon fils.
Que veux-tu dire ?
Si l’on entretient la pauvreté c’est qu’elle facilite les choses. Un ouvrier qui a faim acceptera plus facilement n’importe quel boulot qu’un ouvrier qui a le choix de pouvoir rester sans bosser.
Mais cela veut dire qu’on les laisse comme ça, sans aide ?
Et pourquoi aider ? Tu crois qu’une ville se nourrit de sentiments ? Barto… tu as vu Varia, ce n’est pas une ville faite pour les pauvres, elle est faite pour ceux qui réussissent ou qui ont un nom à défendre. Toi tu vas peut-être faire mieux que les autres, mais pensent à ceux qui ne peuvent même pas s’offrir le billet de train jusque là-bas. Ma position de lampiste a facilité les choses, mais la majorité ici n’a d’autre perspective que celle de l’école de Ranetta, d’y vivre puis un jour d’y mourir. Ta mère et moi nous ne partirons jamais d’ici, de toute façon pour aller où ?
Tu es triste papa ? Tu dis ça comme si c’était grave de rester ici.
Les mines fermeront quand il n’y aura plus de minerai et tous nous devrons quitter cet endroit. Tôt ou tard si ce n’est pas la mine c’est la poussière qui nous tuera. Un homme meure plus vite ici qu’ailleurs et ce n’est pas parce qu’il se sera mal nourri. En ville, tu meurs de faim, de froid, de violence, ici tu meurs à petit feu. C’est différent voilà tout.

Je me tus en le trouvant bien plus sombre qu’à l’accoutumée. C’était la première fois où je l’entendais parler avec autant de tristesse de ce monde qui fut le mien, de ces miens qui furent mon paysage et de ces terrils qui pour lui n’étaient que labeur et tristesse sans fin. Ils portaient le sang des mineurs péris au fond, la maladie des enfants intoxiqués par les fumées et les larmes des mères obligées de laisser leurs enfants besogner la roche. Je me rendis compte ce soir là que j’avais été un privilégié : jamais je n’avais eu à tenir une pioche ou une pelle et mes seules descentes sur le front de taille furent des visites comme l’on visite un zoo obscur et humide.

Je me couchai le cœur gros avec la sensation de n’avoir pas vraiment compris ce qu’était le monde extérieur. Même à la STEAM nous étions dans le coton, isolés du reste du monde par le devoir, par l’uniforme, par les obligations. Qui étais-je ? Un chien des militaires comme me l’avait dit le père de Wicca. Qu’est ce que je faisais ? Je leur obéissais pour espérer pouvoir manger quelques miettes du gâteau que l’état daignait nous donner. Quant à Térésa… valait-elle mieux que moi ? Elle était entrée dans l’armée par nécessitée plus que par conviction bien qu’elle fût passionnée par ce domaine. J’eus bien du mal à m’assoupir, tournant et secouant mon lit comme je le faisais étant tout gosse. Cauchemars de violence, cette grand-mère me disant mon avenir à travers le passé de son défunt mari, et moi au milieu de ces gens qui me semblaient sereins alors qu’ils ne l’avaient jamais été.
Bien plus tard dans la nuit, alors que mes parents ronflaient bruyamment dans la chambre d’à côté je sortis prendre l’air et fumer à nouveau une cigarette. Les yeux dans les nuages brillant grâce à la lune, j’écoutai le vrombissement étouffé et lointain des puissantes machines à vapeur indispensables au cœur de la mine. Sans arrêt elles tournaient, levaient, creusaient et fouillaient la terre. Petit j’avais crû qu’elles étaient vivantes et qu’elles mangeaient de l’herbe, adulte je me rendais compte qu’elle se gavait de la vie des ouvriers. Etait-ce cela le tribu de l’homme à la machine ? Pourquoi la STEAM ? Mes rêves enfantins de progrès techniques venaient de se heurter aux rides et aux mains calleuses de mon père ainsi qu’aux yeux fatigués et délavés de ma mère. Peu à peu je revis le visage de mes voisins, des enfants plus sales que moi, de ces colonnes de haveurs casqués, les uns propres du matin les autres souillés à leur retour.

Je ne dormis quasiment pas de la nuit et entendis mon père se lever, se débarbouiller dans la grande bassine de terre cuite posée dans la cuisine puis le bruit du verrou se fermant dans l’entrée. Je me levai un peu plus tard puis rejoins ma mère qui m’avait gardé une tasse de thé au chaud. Je m’installai face à elle et sans mot dire elle me regarda avec tendresse et affection. A quoi pensait-elle ? Que j’avais grandi, ou vieilli en un soir plus qu’en un an…>

vendredi 2 mai 2008

Episode 17

Le soleil était déjà relativement haut quand une main se posa sur mon épaule. Ce geste me tira de ma torpeur et je vis une femme âgée me demander si je descendais là. Je regardai dehors et vis que la gare n’était pas la mienne. Encore plusieurs de heures de trajet lui dis-je en m’étirant. Elle me regarda avec un sourire affectueux et me tendis une boîte métallique contenant des biscuits. Je lui souris et fis mine de ne pas avoir faim bien que mon dernier repas datait de la veille. Sans s’offusquer elle referma la boîte, la posa sur le porte-bagages au-dessus d’elle et continua à me sourire.
- Vous n’avez rien mangé depuis hier ou plus, commença-t-elle en regardant au dehors la fumée se dissiper au démarrage. C’est difficile d’avoir faim, surtout quand on a besoin d’énergie.
- Comment vous le savez ? Balbutiai-je en la voyant aussi perspicace.
Vous n’avez que peu de bagages et je n’ai pas vu de trace de miettes dans le compartiment. Donc vous n’avez pas mangé ici. Et votre billet mentionne que vous venez de Varia…
- Observatrice dites-moi ! Repris-je comme pour me redonner une contenance. Policière ?
- Non, épouse d’un militaire jeune homme, rit-elle en reprenant les biscuits sur ses genoux. Vous en voulez ?
- Finalement… difficile de refuser ! Répondis-je en riant de bon cœur. Vous êtes mariée à un soldat ?
- Un vaporiste tout comme vous, votre brûlure au bras ressemble étrangement à celle qu’il arborait avec fierté. Il est mort jeune au front. On meurt toujours trop jeune quand on a l’uniforme. Il a fait la STEAM tout comme vous la faites. Vous êtes reçu ? Oui je le vois, vous avez la chaîne et le matricule.
- Quelle guerre ?
- Oh, vous n’étiez pas né, peut-être même pas vos parents, dit-elle en regardant ses mains fripées et usées, tachées et fripées par le labeur. Il est mort au nord, à la frontière. On m’a dit qu’il a eu un comportement exemplaire. Exemplaire ! Souffla-t-elle avec mépris, qu’est-ce qu’il y a d’exemplaire de mourir ? J’ai reçu ses médailles, son uniforme et le drapeau. On m’a également donné un peu d’argent pour me soulager des frais.
- Madame… vous détestez les militaires ? Demandai-je timidement. Je me sentais si mal de représenter tout ce qu’elle avait perdue.
- Les militaires ? Je suis fière qu’il ait fait ce qu’il désirait, fière qu’il ait été au bout de ses rêves, c’est à ceux qui font les guerres que j’en veux. Jeune homme, soyez prudent en tombant amoureux, ne rendez pas une femme triste pour rien, ne vous faites pas tuer pour une cause qui ne serait pas la vôtre.
- Mais toutes les causes de l’armée sont celles du peuple, non ?
Elle éclata de rire et manqua de s’étouffer avec un biscuit.
- Ne rêvez pas mon petit, les causes du petit nombre ne sont jamais celles de tous les autres. Vous êtes un pion tout comme un paysan est un pion dans un champ. Nous sommes tous des pions d’une certaine façon. Apprenez tant que vous pourrez, cela sera utile pour reconstruire.
- Nous ne sommes pas en guerre madame ! Je Commençai à ne plus trop apprécier la conversation.
- Jusqu’à la prochaine. On ne forme pas des soldats pour qu’ils soient entassés dans des casernes ni pour les défilés des grandes fêtes. Un fusil ce n’est pas une décoration murale. Je vois que cela vous déplaît… Passons à autre chose. Vous rentrez ?
- Oui je suis tout juste reçu, j’ai une permission pour prendre un peu de repos.
- Je vois, dit-elle en regardant le plancher. Alors vous les appréciez ces gâteaux ?
- Délicieux ! Articulai-je la bouche pleine. Vous aviez raison, j’ai économisé le prix d’un repas et là ça gargouille un peu.
Nous rîmes de concert, puis nous discutâmes pendant le reste du trajet jusqu’à Ranetta. Elle continuait son trajet jusqu’au terminus. Elle devait voir son petit fils, le premier né de son unique fille née pendant que son époux était au front. « Conçue pendant une permission » rit-elle en m’observant. Elle ajouta qu’elle me trouvait une fougue et une détermination équivalente à celle de son défunt mari, ce qui mine de rien me flatta. Lui avait fini le cycle complet et avait été envoyé au front du nord pour former de jeunes recrues. Je n’en sus pas plus, je suppose qu’elle crut que cela me vexerait de l’entendre tenir des propos amers sur l’armée. Je descendis rapidement du train, vins à la fenêtre et la salua jusqu’au départ. Elle me souriait comme une grand-mère sourit aux petits et me lança au coup de sifflet « Ne rendez jamais personne malheureux par vos choix, rendez les gens heureux d’être en vie ! », puis elle ajouta quelque chose que je ne compris pas, et enfin son wagon disparut dans les volutes de vapeur de la motrice.

La gare de Ranetta n’avait rien d’aussi prétentieuse et gigantesque que celle de Varia : Deux quais en vis-à-vis, deux voies, une vague zone de triage et des entrepôts. Les quais étaient couverts par de bas toits en bois peint et goudronnés sur le dessus, les zones piétonnes dallées de plaques en céramique couleur rouille. On descendait sur la place de la gare par des escaliers juste assez larges pour pouvoir se croiser. A l’époque la région n’avait d’attrait que pour les marchandises et peu pour les personnes. Un peu plus loin côté haute ville on pouvait observer la zone de fret qui avait été bâtie sur une colline arasée ainsi que les locomotives en attente de départ ou à l’arrivée. Tout me sembla petit en comparaison avec la capitale : pas de « voitures », pas de trolley, tout juste des bus tractés par des chevaux, des charrettes, des brancards tractés par des hommes, et puis de temps en temps une vieille machine automotrice à vapeur, un de ces modèles qui servaient à tirer les plus lourdes charges. Après tout Ranetta n’avait rien d’une cité suffisamment importante pour mériter l’installation de transport en commun.
Je pris la direction de la maison familiale située légèrement à l’extérieur de la ville. Cette zone était essentiellement résidentielle, corons autrefois entretenus par l’administration des mines, puis peu à peu vendu aux habitants. Mes parents avaient acheté la maison grâce au contrat de lampiste de mon père et s’étaient également endettés pour pouvoir conserver le terrain situé derrière. Souvent les nouveaux propriétaires vendaient leur jardin pour que d’autres en fassent des potagers. Là, c’était maman qui plantait légumes et fleurs nous permettant de manger et d’égayer le quotidien. En avançant lentement je me remémorai mon départ : tout aussi excité qu’une puce, j’avais littéralement dévalé ces rues et avenues pour prendre le train. Là, étrangement je n’eus pas envie de me presser, comme si quelque chose avait changé. Dès mon arrivée j’avais remarqué des affiches étranges collées sur les murs et les colonnes, des harangues pour rejoindre un parti nationaliste de l’est, une organisation politique prônant une plus grande autonomie de notre région. Le noir et le rouge étaient les dominantes sur ces feuilles et les slogans plus guerriers qu’autre chose. On y incitait notamment les jeunes à se présenter et s’engager dans la milice civile, organisme créé et géré par ce parti.
En lisant une des affiches j’entendis des bruits de pas et des éclats de voix. D’une diagonale je vis arriver une bonne cinquantaine de personnes brandissant drapeaux et affiches au cri de « Le PNE la liberté et l’indépendance ! ». Ils marchaient droit sur moi, et je m’empressai de me garer sur un trottoir, dos au mur, pour ne pas être pris dans cette masse visiblement alcoolisée et excitée. Je craignis tout à coup qu’ils trouvent sur moi mon collier et mon insigne de vaporiste, chose qui à mon avis m’aurait coûté une bonne raclée ou pire encore. Je tournai les talons et filai droit chez mes parents.

Maman était sur le perron. Elle se jeta sur moi, m’embrassa comme ivre de joie et me fis rapidement entrer à la maison. Rien n’avait changé, ni cette façade étroite étranglant deux fenêtres au rez-de-chaussée et une au premier, ni ces chambres minuscules mais bien aménagées, ni même cette odeur tenace de fer chauffé au blanc flottant dans l’air. Mon père était au travail, un remplacement imprévu me dit-elle en me versant un thé bouillant. Je lui tendis la boîte de chocolats, elle me remercia encore de baisers tendres sur les joues puis me fis m’asseoir à table à côté de la cuisinière à bois. Elle me pria de me raconter Varia, l’inscription, les cours, de tout dire sans rien omettre. Elle éclata de rire quand je lui avouai être « plus ou moins » avec quelqu’un, se moqua de moi quand je rougis, puis finalement me tendit une assiette avec du pain noir et quelques morceaux de viande séchée. « Mange ! » fit-elle en poussant le plat entre mes coudes. Je lui demandai alors pour le PNE, ce à quoi elle répondit d’en parler avec mon père.
Nous prîmes le temps de vivre ce jour là : nous nous installâmes sur le perron où il faisait bon malgré la fin de l’automne, et nous reprîmes nos histoires respectives : la mine était en difficulté avec la baisse de la demande et mon père avait encore du travail, ce qui n’était pas le cas de nombre de voisins. Le chômage s’installait ainsi que les premiers gros problèmes d’approvisionnement. On n’avait plus vu un train livrer de céréale depuis plus de vingt jours, ce qui rendait la fabrication du pain difficile. Chacun se rationnait comme il pouvait. Pour le reste, les gens commençaient à douter des promesses de la mairie et de la capitale pour des aides alimentaires et financières. « Baratin ! ». Les gens hurlaient devant la mairie à chaque discours.
Mon père entra dans la cour, ôta sa veste de mineur, me vit installé, gravit en silence les marches, puis m’embrassa en me serrant la main comme on la serre à un homme et pas un enfant. « Bienvenue à la maison mon fils », dit-il en s’asseyant à côté de moi. Il tira de sa poche une cigarette et m’en tendis une. Sans mot dire il s’alluma la sienne et j’en fis autant. Sûrement avait-il deviné que je fumais… vu que mon paquet dépassait de ma poche de chemise. Il soupira et me demanda de lui faire un résumé de mes trois mois passés à la STEAM, ce que je fis tandis que ma mère déposa derrière nous un plateau avec deux tasses de thé sombre.