vendredi 2 mai 2008

Episode 17

Le soleil était déjà relativement haut quand une main se posa sur mon épaule. Ce geste me tira de ma torpeur et je vis une femme âgée me demander si je descendais là. Je regardai dehors et vis que la gare n’était pas la mienne. Encore plusieurs de heures de trajet lui dis-je en m’étirant. Elle me regarda avec un sourire affectueux et me tendis une boîte métallique contenant des biscuits. Je lui souris et fis mine de ne pas avoir faim bien que mon dernier repas datait de la veille. Sans s’offusquer elle referma la boîte, la posa sur le porte-bagages au-dessus d’elle et continua à me sourire.
- Vous n’avez rien mangé depuis hier ou plus, commença-t-elle en regardant au dehors la fumée se dissiper au démarrage. C’est difficile d’avoir faim, surtout quand on a besoin d’énergie.
- Comment vous le savez ? Balbutiai-je en la voyant aussi perspicace.
Vous n’avez que peu de bagages et je n’ai pas vu de trace de miettes dans le compartiment. Donc vous n’avez pas mangé ici. Et votre billet mentionne que vous venez de Varia…
- Observatrice dites-moi ! Repris-je comme pour me redonner une contenance. Policière ?
- Non, épouse d’un militaire jeune homme, rit-elle en reprenant les biscuits sur ses genoux. Vous en voulez ?
- Finalement… difficile de refuser ! Répondis-je en riant de bon cœur. Vous êtes mariée à un soldat ?
- Un vaporiste tout comme vous, votre brûlure au bras ressemble étrangement à celle qu’il arborait avec fierté. Il est mort jeune au front. On meurt toujours trop jeune quand on a l’uniforme. Il a fait la STEAM tout comme vous la faites. Vous êtes reçu ? Oui je le vois, vous avez la chaîne et le matricule.
- Quelle guerre ?
- Oh, vous n’étiez pas né, peut-être même pas vos parents, dit-elle en regardant ses mains fripées et usées, tachées et fripées par le labeur. Il est mort au nord, à la frontière. On m’a dit qu’il a eu un comportement exemplaire. Exemplaire ! Souffla-t-elle avec mépris, qu’est-ce qu’il y a d’exemplaire de mourir ? J’ai reçu ses médailles, son uniforme et le drapeau. On m’a également donné un peu d’argent pour me soulager des frais.
- Madame… vous détestez les militaires ? Demandai-je timidement. Je me sentais si mal de représenter tout ce qu’elle avait perdue.
- Les militaires ? Je suis fière qu’il ait fait ce qu’il désirait, fière qu’il ait été au bout de ses rêves, c’est à ceux qui font les guerres que j’en veux. Jeune homme, soyez prudent en tombant amoureux, ne rendez pas une femme triste pour rien, ne vous faites pas tuer pour une cause qui ne serait pas la vôtre.
- Mais toutes les causes de l’armée sont celles du peuple, non ?
Elle éclata de rire et manqua de s’étouffer avec un biscuit.
- Ne rêvez pas mon petit, les causes du petit nombre ne sont jamais celles de tous les autres. Vous êtes un pion tout comme un paysan est un pion dans un champ. Nous sommes tous des pions d’une certaine façon. Apprenez tant que vous pourrez, cela sera utile pour reconstruire.
- Nous ne sommes pas en guerre madame ! Je Commençai à ne plus trop apprécier la conversation.
- Jusqu’à la prochaine. On ne forme pas des soldats pour qu’ils soient entassés dans des casernes ni pour les défilés des grandes fêtes. Un fusil ce n’est pas une décoration murale. Je vois que cela vous déplaît… Passons à autre chose. Vous rentrez ?
- Oui je suis tout juste reçu, j’ai une permission pour prendre un peu de repos.
- Je vois, dit-elle en regardant le plancher. Alors vous les appréciez ces gâteaux ?
- Délicieux ! Articulai-je la bouche pleine. Vous aviez raison, j’ai économisé le prix d’un repas et là ça gargouille un peu.
Nous rîmes de concert, puis nous discutâmes pendant le reste du trajet jusqu’à Ranetta. Elle continuait son trajet jusqu’au terminus. Elle devait voir son petit fils, le premier né de son unique fille née pendant que son époux était au front. « Conçue pendant une permission » rit-elle en m’observant. Elle ajouta qu’elle me trouvait une fougue et une détermination équivalente à celle de son défunt mari, ce qui mine de rien me flatta. Lui avait fini le cycle complet et avait été envoyé au front du nord pour former de jeunes recrues. Je n’en sus pas plus, je suppose qu’elle crut que cela me vexerait de l’entendre tenir des propos amers sur l’armée. Je descendis rapidement du train, vins à la fenêtre et la salua jusqu’au départ. Elle me souriait comme une grand-mère sourit aux petits et me lança au coup de sifflet « Ne rendez jamais personne malheureux par vos choix, rendez les gens heureux d’être en vie ! », puis elle ajouta quelque chose que je ne compris pas, et enfin son wagon disparut dans les volutes de vapeur de la motrice.

La gare de Ranetta n’avait rien d’aussi prétentieuse et gigantesque que celle de Varia : Deux quais en vis-à-vis, deux voies, une vague zone de triage et des entrepôts. Les quais étaient couverts par de bas toits en bois peint et goudronnés sur le dessus, les zones piétonnes dallées de plaques en céramique couleur rouille. On descendait sur la place de la gare par des escaliers juste assez larges pour pouvoir se croiser. A l’époque la région n’avait d’attrait que pour les marchandises et peu pour les personnes. Un peu plus loin côté haute ville on pouvait observer la zone de fret qui avait été bâtie sur une colline arasée ainsi que les locomotives en attente de départ ou à l’arrivée. Tout me sembla petit en comparaison avec la capitale : pas de « voitures », pas de trolley, tout juste des bus tractés par des chevaux, des charrettes, des brancards tractés par des hommes, et puis de temps en temps une vieille machine automotrice à vapeur, un de ces modèles qui servaient à tirer les plus lourdes charges. Après tout Ranetta n’avait rien d’une cité suffisamment importante pour mériter l’installation de transport en commun.
Je pris la direction de la maison familiale située légèrement à l’extérieur de la ville. Cette zone était essentiellement résidentielle, corons autrefois entretenus par l’administration des mines, puis peu à peu vendu aux habitants. Mes parents avaient acheté la maison grâce au contrat de lampiste de mon père et s’étaient également endettés pour pouvoir conserver le terrain situé derrière. Souvent les nouveaux propriétaires vendaient leur jardin pour que d’autres en fassent des potagers. Là, c’était maman qui plantait légumes et fleurs nous permettant de manger et d’égayer le quotidien. En avançant lentement je me remémorai mon départ : tout aussi excité qu’une puce, j’avais littéralement dévalé ces rues et avenues pour prendre le train. Là, étrangement je n’eus pas envie de me presser, comme si quelque chose avait changé. Dès mon arrivée j’avais remarqué des affiches étranges collées sur les murs et les colonnes, des harangues pour rejoindre un parti nationaliste de l’est, une organisation politique prônant une plus grande autonomie de notre région. Le noir et le rouge étaient les dominantes sur ces feuilles et les slogans plus guerriers qu’autre chose. On y incitait notamment les jeunes à se présenter et s’engager dans la milice civile, organisme créé et géré par ce parti.
En lisant une des affiches j’entendis des bruits de pas et des éclats de voix. D’une diagonale je vis arriver une bonne cinquantaine de personnes brandissant drapeaux et affiches au cri de « Le PNE la liberté et l’indépendance ! ». Ils marchaient droit sur moi, et je m’empressai de me garer sur un trottoir, dos au mur, pour ne pas être pris dans cette masse visiblement alcoolisée et excitée. Je craignis tout à coup qu’ils trouvent sur moi mon collier et mon insigne de vaporiste, chose qui à mon avis m’aurait coûté une bonne raclée ou pire encore. Je tournai les talons et filai droit chez mes parents.

Maman était sur le perron. Elle se jeta sur moi, m’embrassa comme ivre de joie et me fis rapidement entrer à la maison. Rien n’avait changé, ni cette façade étroite étranglant deux fenêtres au rez-de-chaussée et une au premier, ni ces chambres minuscules mais bien aménagées, ni même cette odeur tenace de fer chauffé au blanc flottant dans l’air. Mon père était au travail, un remplacement imprévu me dit-elle en me versant un thé bouillant. Je lui tendis la boîte de chocolats, elle me remercia encore de baisers tendres sur les joues puis me fis m’asseoir à table à côté de la cuisinière à bois. Elle me pria de me raconter Varia, l’inscription, les cours, de tout dire sans rien omettre. Elle éclata de rire quand je lui avouai être « plus ou moins » avec quelqu’un, se moqua de moi quand je rougis, puis finalement me tendit une assiette avec du pain noir et quelques morceaux de viande séchée. « Mange ! » fit-elle en poussant le plat entre mes coudes. Je lui demandai alors pour le PNE, ce à quoi elle répondit d’en parler avec mon père.
Nous prîmes le temps de vivre ce jour là : nous nous installâmes sur le perron où il faisait bon malgré la fin de l’automne, et nous reprîmes nos histoires respectives : la mine était en difficulté avec la baisse de la demande et mon père avait encore du travail, ce qui n’était pas le cas de nombre de voisins. Le chômage s’installait ainsi que les premiers gros problèmes d’approvisionnement. On n’avait plus vu un train livrer de céréale depuis plus de vingt jours, ce qui rendait la fabrication du pain difficile. Chacun se rationnait comme il pouvait. Pour le reste, les gens commençaient à douter des promesses de la mairie et de la capitale pour des aides alimentaires et financières. « Baratin ! ». Les gens hurlaient devant la mairie à chaque discours.
Mon père entra dans la cour, ôta sa veste de mineur, me vit installé, gravit en silence les marches, puis m’embrassa en me serrant la main comme on la serre à un homme et pas un enfant. « Bienvenue à la maison mon fils », dit-il en s’asseyant à côté de moi. Il tira de sa poche une cigarette et m’en tendis une. Sans mot dire il s’alluma la sienne et j’en fis autant. Sûrement avait-il deviné que je fumais… vu que mon paquet dépassait de ma poche de chemise. Il soupira et me demanda de lui faire un résumé de mes trois mois passés à la STEAM, ce que je fis tandis que ma mère déposa derrière nous un plateau avec deux tasses de thé sombre.

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