mercredi 7 mai 2008

Episode 19

Je fis une de ces balades que l’on fait tous un jour, de celles qui nous font errer dans le quartier de notre enfance et qui aident à se souvenir. Ici une boulangerie à l’odeur de pain grillé, là l’apothicaire vendant des bonbons faits dans l’arrière boutique, et plus loin ce terrain vague propice aux jeux enfantins. Pas à pas je me remémorai le « bon vieux temps », ces culottes de lin usées jusqu’à la trame, mes pieds nus pour économiser les chaussures d’écolier, mon visage un peu crasseux de ne pas pouvoir avoir de l’eau chaude en permanence, et puis tous ces gosses traînant d’une rue à une autre avec en tête la notion fondamentale de territoires. Les maisons ayant été bâties par les sociétés minières ou par l’état chaque quartier avait une couleur de prédilection : la Compagnie Nationale des Mines de Fer un bleu azur aussi beau neuf que laid une fois passé par la fumée des cheminées, le crème des Machines d’Extraction Minière ou bien encore le rouge des façades en briques nues pour les corons construites par la ville elle-même. Nous habitions dans une de celles de la CNMF avec son apparat bleuté aussi laid que déprimant, alors que j’allais régulièrement jouer avec les gosses de la rue rouge. C’était vraiment de petits clans, des guerres de territoires avec des commerces en guise de points stratégiques. Chacun allait de sa petite astuce pour attraper le gamin perdu dans une zone interdite et souvent la bagarre remplaçait la discussion. De toute façon il y avait de quoi se disputer vu que même les entreprises employant nos parents avaient pour but de prendre les concessions des concurrents. Quoi qu’il en soit, nous ne nous rossions pas tant que cela, ce n’était que de simples coups de sang quand une dispute éclatait et servait de prétexte à l’affrontement.
C’est en passant à côté de l’unique parc public du coin que je me souvins des tournois annuels. Les entreprises finançaient alors des équipes d’enfants pour que la dispute commerciale aille sur le terrain du sport. Ils équipaient succinctement les mômes, leur vendait une victoire importante pour le quartier (et accessoirement l’image de marque de la société), puis s’arrangeaient pour que nous fassions tout pour être vainqueurs. N’étant que peu sportif, je me contentais généralement d’une place de remplacement dans n’importe quel jeu de balle, ou bien d’un poste comme coureur de sprint, seule discipline où j’avais une chance puisque j’étais un rien plus grand que les autres. Cela hurlait dans les gradins de fortune, les parents scandant nos prénoms et donnant des conseils à n’en plus finir, et puis ces odeurs de viande rôtie et de légumes frits étaient un trésor. Les familles ouvrières n’avaient pas forcément les moyens de se payer de la viande à tous les repas, et là tout était à un prix modique. Rien que pour cela nos parents faisaient toujours en sorte que nous participions quoi qu’il arrive. La victoire ? Non, la faim plutôt.

Je m’assis sur un banc de bois et observai les arbres dégarnis quand une main se posa sur mon épaule. Je me tournai et reconnus un ancien camarade de classe, un certain Will que l’on appelait la carotte eut égard à ses cheveux de feu. Il me fixa du regard, me lança un « Tiens c’est toi Barto ! » puis s’installa à côté de moi. Je vis immédiatement son brassard frappé du PNE, ce qui me fit penser que j’avais tout intérêt à ne pas trop parler de la STEAM. Il me demanda ce que je devenais, je lui racontai alors que je faisais des études à Varia et que tout allait plus ou moins bien, puis il me demanda dans quelle spécialité ce à quoi je répondis simplement que j’approfondissais mes cours sur les machines à vapeur. Nous abordâmes nos souvenirs communs, nos jeux idiots d’enfants de la mine, de cette jeunesse déjà lointaine… nous nous étions perdus de vue à l’époque où j’entrai à l’université et lui à la mine pour gagner sa vie. Son père avait été blessé dans une explosion et ce fut alors à lui d’apporter le minimum pour ses cinq frères et sœurs. Quand il vit que je regardai son brassard il me fit signe de m’approcher comme pour me confier un secret.
- Nous allons sûrement voir débarquer la police de la capitale ou l’armée d’ici peu. Plus on manifeste plus les bourgeois veulent qu’on nous fasse taire.
- Tu es dans le parti ? Demandai-je avec inquiétude.
- On l’est tous plus ou moins au puit cinq, moi j’ai décidé d’être engagé à fond.

Avant qu’il ne finisse sa phrase nous entendîmes des cris d’alarme, des imprécations ainsi que le brouhaha d’une foule courant rapidement pour fuir quelque chose. De tout côté nous vîmes hommes et femmes traverser les pelouses et parterres à toutes jambes, tandis que derrière eux s’approchèrent des hommes en uniforme bleu marine. L’armée ! La région venait de passer sous contrôle militaire et les premières interventions furent décidées sur Ranetta. Aussitôt Will tenta de se lever et je ne sais pas pourquoi je le retins par la manche. Je lui intimai l’ordre d’ôter son brassard, ce qu’il fit mécaniquement comme s’il avait été tétanisé par mon ton. Nous restâmes assis sans broncher quand deux soldats armés de matraques s’approchèrent de nous et exigèrent nos papiers. Je me levai, invitai un des deux spadassins à me suivre un peu à l’écart et lui présentai mon médaillon. Il me salua, fit signe à son collègue et ils partirent sans rien dire de plus. Ce geste fut celui de trop, celui qui permit à Will de comprendre où j’étudiai.
- Tu es à la STEAM ! Hurla-t-il de fureur. Tu es un de ces soldats qui font de nous des esclaves.
- Je viens d’être reçu. Je ne fais pas de politique, je veux être diplômé
- Et devenir un oppresseur.
- Remballe tes insultes Will, je viens de te sauver la mise. Tu aurais été arrêté et peut-être pire encore !
- Et ça te donne le droit de prétendre à être propre ?! Tu es un traître.
- Je n’ai trahi personne ! Criai-je en le repoussant fermement. Qui j’ai trahi ? Toi ? Je viens de faire ce qui peut me valoir de la prison, alors arrête de m’engueuler !

Il me toisa avec colère et tenta de me pousser comme si j’étais devenu un moins que rien. Je le saisis alors aux bras, l’amenai à s’asseoir et à nous expliquer. Il était hors de question qu’il parte ainsi et que je tolère qu’il fasse de moi un bourreau. En quoi étais-je responsable de l’intervention de l’armée ? Avant mon retour j’ignorais même l’existence de la PNE ! Tout d’abord silencieux, nous nous jaugeâmes longuement avant qu’il ne tente de prendre la parole, puis je le coupai pour déblatérer toute ma trajectoire. Je n’étais pas un politicien, pas plus qu’un révolutionnaire. Je voulais quitter Ranetta, du moins le temps de me faire une place, un nom, bref réussir. C’était mon ambition : devenir une expert, pas un militaire de carrière. Il sembla se détendre et croire à mes affirmations.
Pendant ce temps les poursuivis et poursuivants avaient disparus et le calme était revenu comme par enchantement. Le lendemain les journaux firent à peine mention de la situation ainsi que de la chasse aux partisans du PNE, tout juste quelques lignes abordèrent la question en parlant d’une dizaine d’interpellations suivies de libérations. Je ne revis pas Will durant mon séjour, je supposai alors que soit il me haïssait pour ma position, soit il avait été arrêté. L’un dans l’autre je n’avais pas envie de l’affronter à nouveau. En parlant de tout ceci à mon père, celui-ci m’expliqua qu’il souhaitait que je n’aille pas m’engager d’un côté ou de l’autre. A ses yeux j’avais à présent la plus mauvaise des situations à Ranetta : ni plus vraiment fils de mineur ni vraiment militaire. J’étais donc susceptible d’être pris à parti par n’importe qui, n’importe quand. Cela me fit froid dans le dos. Mes parents me firent donc comprendre que tant que les « évènements » (en fait des émeutes) étaient en cours je serai plus en sécurité à la maison ou à la capitale. Je restai donc deux jours supplémentaires en leur compagnie, les mines étant fermées à cause de grèves intempestives.

Au soir du dernier jour papa et maman m’accompagnèrent à la gare, m’embrassèrent et me demandèrent de bien continuer à étudier. Pourtant mon père n’était pas homme à croire que je n’avais pas compris la situation… qui sait, peut-être pensait-il que je serais moi aussi un militant… encore une question que j’aurais dû lui poser en temps et en heure.

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