mercredi 28 mai 2008

Episode 22

Après quelques minutes à rouler ainsi j’étais littéralement épuisé de tenir la barre tandis que je les entendais discuter sur le chemin à prendre pour tester la vitesse. L’un prônait les routes de campagne et l’autre les grandes avenues et ce malgré la maréchaussée. Ils tombèrent d’accord sur la ligne droite longeant un canal et nous fonçâmes ainsi alors que je regardai les compteurs : c’était dingue, complètement incroyable ! Aucun train ne roulait à une telle vitesse, aucune machine n’aurait pu supporter une telle cadence. Le plus fou c’est la confiance aveugle qu’ils avaient tous les deux dans cet assemblage ainsi que le silence relatif du moteur à vapeur. On aurait dit que seules les roues hurlaient et que tout le reste avait disparu. Je me redressai, le dit à Wicca qui me répondit simplement que tout le travail abattu sur les prototypes avait valu le coup. Nous discutâmes rapidement de celui que j’avais vu finir dans un mur et Henri (je ne me suis jamais vraiment fait à l’idée de l’appeler par son prénom bien qu’il l’exigea à plusieurs reprises) me dit alors que la panne rencontrée venait du freinage et non du moteur. « Ah parce que ce truc n’a pas de freins ?! » hurlai-je effrayé. Ils rirent sans me répondre puis je vis le bleu azur du canal se dessiner en contrebas d’une grande descente. Déjà que nous roulions vite, nous allions prendre encore de l’élan ! Je fis mine de ne pas montrer ma peur, m’agrippa encore plus fermement et regardai droit devant. Quitte à mourir autant le faire en ayant senti ce que cela faisait de battre un record ! Wicca poussa un « En avant ! » tonitruant, j’entendis derrière moi son géniteur l’inciter à pousser la machine encore et encore. Il égraina les paramètres : vitesse, température et pression. Cent, cent dix, cent vingt-cinq, cent trente, cent quarante... soixante-dix... j’en tremblais de terreur et de plaisir mêlés ! Arrivé au bas de la pente nous étions déjà à plus de deux cents, filant comme une tempête et levant de la poussière à n’en plus finir. « Encore ! Encore ! » Cria-t-elle en ouvrant à fond des robinets et en pressant au plancher la pédale, puis elle leva la pédale, en pressa une autre lentement et tira sur une autre longue manette. Nous perdîmes de la vitesse puis finalement nous nous arrêtâmes à quelques encablures d’un virage à angle droit. Le mécanicien jubilait : « Deux cents dix-sept, tu entends ? Deux cents dix-sept ! Fantastique ! Tu avais raison ! », Wicca elle resta stoïque et apparemment un peu déçue. Elle descendit en silence, tourna autour de l’engin et fila un grand coup de pied dans une des roues. Elle nous brailla dessus que si la roue avant n’avait pas commencée à vibrer nous aurions atteints au moins vingt de plus sans aucun risque. Elle s’installa sur un marchepied puis se mit à bouder. Je la rejoins, la saisit par la taille et lui dit que je l’aiderais ce soir pour réparer ce problème. Son visage s’éclaira et spontanément m’embrassa sur les lèvres. Je ne pus m’empêcher de la laisser faire bien que je me sentis un peu mal à l’aise. Il fallait que je lui dise pour Térésa... demain me dis-je en reprenant ma place dans la voiture. Autant dire que j’avais peur de lui avouer que je n’étais plus « libre ».

Une fois cet essai terminé nous mangeâmes un morceau dans une auberge animée par un orchestre : une chanteuse, un homme âgé jouant d’un instrument à cordes et d’un autre plus jeune animant une percussion. Le rythme asymptotique était entraînant, enivrant comme le verre qu’on vint me servir en guise de bienvenue. L’endroit fleurait les épices et le bois brûlant, les poutres semblant suinter elles-mêmes un parfum d’ailleurs. Le plus surprenant pour moi furent les plantes et le fait de s’asseoir sur des coussins. Des plantes dans une maison ? Nulle demeure de ma ville n’aurait été une maison honnête si elle s’était souillée de pots de terre ! Je sortis de ma poche un paquet de cigarettes, ce qui fit tiquer une serveuse ; du menton elle me montra un appareil fait d’un tuyau et d’une jarre surmontée d’un capuchon métallique. Je me saisis de l’engin, suivit ses instructions et put alors fumer en toute quiétude. La fraîcheur de cette fumée n’avait rien à voir avec le tabac gris et âcre dont j’enfumais mes poumons, c’était au contraire un véritable repos que de tirer de longues bouffées sur l’embout que je maintenais entre mes dents.
- Alors comment va Térésa ? Tu n’es pas allé la voir avant de venir à l’atelier ? Me lança Wicca en souriant.
- Non j’ai encore quelques jours devant moi, je ne voulais pas rentrer tout de suite. Je me suis dit que cela te ferait plaisir de me voir.
- Et c’est le cas ! Coupa son père. Elle n’a de cesse de te voir même si elle sait que je lui interdis formellement de s’approcher de la faculté. De toute façon c’est trop tard tu es vaporiste et tu le resteras aussi longtemps que tu auras un engagement envers l’armée. Qui est cette Térésa ? Une collègue ?
- C’est...
- Son « amie », répondit Wicca qui gardait son sourire pareil à chaque moment. Ils doivent être ensemble... c’est ce que tu voulais me dire tout à l’heure ?
- Tu ne m’en as pas laissé le temps je dois dire.
- Et dire que j’aurais tût mes réticences à avoir un gendre s’il était comme toi ! Eclata de rire l’homme assis en face de moi. Allons, ne te formalise pas pour de l’humour de mécanicien. Wicca t’a à la bonne.
- Papa !
- Oh toi, tu devrais te décider à aborder les garçons au lieu d’approcher de trop près les chaudières ! S’il vous plaît, trois thés. Alors comment trouves-tu notre voiture ?
- Fantastique ! Incroyable ! Elle fonce c’est une pure folie !
- Elle est encore trop lente, protesta Wicca. Si ce n’est cet axe de roue...
- Tu ne vas pas recommencer, dis ? Elle est déjà très bien comme ça, l’essentiel serait de pouvoir la vendre et continuer à travailler avec les bénéfices. C’est difficile de trouver des engagements mon garçon, tu le sais déjà, mais ce que tu ne sais peut-être pas c’est que si nous ne réussissons pas la mise au point de cette bête de course et surtout à la vendre nous serons d’ici quelques temps obligés de fermer boutique.
- Je peux aider si vous me le permettez ! Lançai-je avec conviction. Je suis sûr de pouvoir donner le meilleur de moi-même dans cet engin.
- Essayons dès ce soir si tu en as envie, tu partageras mon lit ! Me chuchota la vaporiste au creux de l’oreille.
- Je t’ai entendu ! Ria-t-il. Tu deviens entreprenante !
- Mais...
Aussitôt je remarquai le pourpre montant aux joues de la jeune femme qui n’arriva à balbutier que quelques syllabes sans cohérence. Je rougis à mon tour à l’idée de partager ma couche avec elle. C’était aller affreusement vite en besogne !
- Allons, je vous taquinais. Tu dormiras avec moi Barto. C’est entendu ? Nous devons finir sous quatre jours avant que tu ailles reprendre ton poste.
- Je suis d’accord, travaillons dès ce soir.

Nous trinquâmes, burent quelques verres de plus puis nous rentrâmes à l’atelier. Sitôt la porte fermée nous nous mîmes à l’ouvrage. J’étalai les plans sur une table et détaillai le cheminement de la vapeur, de l’eau, retrouvai les condenseurs et brûleurs, puis me saisis d’une pile de feuilles et commençai à mettre en pratique mes connaissances élémentaires en hydraulique. Rapidement je vis que le travail et l’ingénierie étaient de qualité et que mes connaissances étaient bien insuffisantes pour mettre en doute le moindre des concepts de cet engin. Derrière moi j’entendais le boucan des outils cliquetant sur les écrous, du maillet sur les rivets et d’un soufflet de forge pour réchauffer un foyer. La nuit allait être très longue.

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