mardi 27 mai 2008

Episode 21

Wicca entra à ce moment là les bras chargés d’un carton plein de pièces détachées qu’elle laissa tomber en me voyant assis face à son père. Elle s’élança vers moi, me sauta au cou et déposa un baiser sur ma joue, le genre de baiser que l’on donne à un frère parti depuis très longtemps ! Avant que je puisse réagir elle me harcela de questions, ce qui le fit éclater de rire. Il se leva, l’invita à s’asseoir à sa place, puis il quitta la pièce meublée et ferma derrière lui. Elle avait un je ne sais quoi de changé, peut-être du fait qu’elle était habillée comme une femme et non un mécanicien : une longue robe violette à bretelles, des socquettes blanches et de petites chaussures vernies. Ses cheveux noués dans un savant chignon lui donnaient un air de femme plus mûre qu’elle n’était. Je rougis en la voyant, ce qui ma fit s’esclaffer et se moquer de moi. Elle m’expliqua alors que son père exigeait d’elle qu’elle apparaisse féminine au moins une fois par semaine, ne serait-ce que pour avoir la moindre chance de trouver un mari. Un mari ! A ses yeux l’idée du mariage était aussi saugrenue que d’espérer abandonner la vapeur et revenir à l’ancien temps sans technologie. A mon tour je lui posai des questions sur ses projets, la situation de l’atelier, si elle avait un petit ami
Au cours de la conversation je baillai plusieurs fois, ce qui la fit sourire. Elle me proposa de m’allonger et de prendre du repos. Nous déjeunerions tous ensemble une fois que je serais un peu remis de mon voyage. Je n’osai pas lui refuser ça, mais pourtant je sentis en moi une espèce de boule à l’estomac. Je pensai au sourire de Térésa et à sa réaction si elle venait à apprendre que j’étais revenu sans venir directement la voir. Cela faisait un moment que je n’avais pas revu Wicca, je lui dirai tout de sorte qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Je fermai les yeux, et écoutai le bruit des mécaniques qui s’éveillent. Le soleil perçait un peu à travers les fenêtres noircies par la suie, et je vis la vapeur s’élever par volutes dans l’atelier. Là, entre poussière et graisse les rais de lumière vinrent épouser les formes d’une espèce d’engin longiligne qui tenait à la fois du train profilé et de la voiture, mais en plus râblé et plus rutilant. Sur les côtés de nombreuses tuyauteries semblaient tenir lieu de cheminées et les roues artillerie étaient d’un diamètre assez faible par rapport à l’habitude. Devant et derrière pendaient des lampes à acétylène, et le poste de conduite était placé au centre de la machine : pas de portes, deux bout de verre taillés en demi lune pour faire saute vente, un volant particulièrement incliné et des manettes, tout était comme taillé pour aller vite, très vite même. Je me redressai sur le matelas et regardai avec plaisir cet objet. La chaudière à l’avant brillait de ses cuivres lustrés et la queue de l’engin éclatait d’un blanc flamboyant. Je n’osai pas les interrompre dans leur travail mais il fallait absolument que j’en sache plus. Etre ici et ne pas profiter de l’aubaine de voir une si belle voiture, cela aurait été complètement idiot. Je m’endormis en me rêvant installé aux commandes et dépassant allègrement un train lancé à pleine vitesse. Des chevaux ? Quel cheval pouvait rivaliser avec une telle merveille ? Mes yeux se fermèrent sur la douce odeur d’huile brûlée et sur les vibrations d’un moteur à vapeur qui s’anime.

C’est un baiser sur mon front qui me tira de mes songes. En ouvrant les yeux je la vis penchée sur moi, un sourire radieux aux lèvres et les mains posées de chaque côté de ma tête. Elle me murmura qu’il était temps que je me lève et que je vienne voir la voiture fonctionner. Lentement je me redressai et lui demandai comment s’étaient passés ces derniers temps. Elle s’installa au bord du lit, soupira longuement et observa les poutres du plafond, puis se ravisa et me saisit le bras pour m’aider à me lever. Elle s’était changée et portait sa combinaison de mécanique. Une fois que je fus assis elle me jeta une combinaison identique à la sienne, des gants ainsi qu’une paire de grosses chaussures. Je rougis en lui proposant de quitter la pièce, ce qui la fit rire. Elle me lança qu’elle voyait bien son père s’habiller tous les jours et que tous les hommes sont faits de la même manière. Je n’eus donc d’autre choix que d’enfiler la tenue sans réussir à l’inciter à me laisser seul. Ces vêtements étaient faits pour lui et il semblait qu’on aurait pu y faire deux combinaisons pour moi. Wicca ne pouvait plus s’arrêter de rire et de se moquer au point que des larmes apparurent sous ses yeux. J’étais ridicule : les jambes et les bras trop longs, la ceinture abdominale trop ample et le col pouvant me couvrir le bas du visage. Elle me donna un ceinturon, roula les extrémités et les attacha avec de la ficelle. Monsieur Violet entra à son tour et imita sa fille dans les moqueries. D’après lui je devrais me remplumer pour envisager porter de tels vêtements. Je ne me vexai pas tant c’était bon enfant, et puis je n’avais qu’une hâte, voir cette fameuse voiture de plus près et qui sait, faire un tour avec.
Nous retournâmes dans l’atelier qui ruisselait de lumière, la matinée étant déjà bien avancée. Là, en plein milieu trônait solitaire la mécanique de précision qui brillait encore plus qu’au petit jour. Je ne pus m’empêcher d’en flatter les flancs du plat de la main, de sentir ses courbes et d’en admirer la finition. Pas un rivet ne dépassait, pas une soudure n’aurait pu être décelée. Tout était parfaitement ajusté. Cela représentait sûrement des milliers d’heures d’un travail harassant et répétitif, mais visiblement la passion avait guidé ces mains agiles. Wicca m’invita à prendre place à côté d’elle, puis elle fit signe à son père d’ouvrir un robinet placé au bas d’un marchepied. Un bourdonnement commença, une légère fumée sortit de la complexe tuyauterie, puis je vis les compteurs s’affoler. Rapidement ceux indiquant la pression dans les différentes parties du système atteignirent un seuil proche d’une zone rouge et la conductrice tira plusieurs manettes et tourna des manivelles avec expertise. Sous notre banquette je sentis alors s’animer quelque chose, comme un cœur tressautant en rythme et provoquant une vibration uniforme de toute la voiture. Elle montra d’un pouce levé que tout était parfait et lui prit place dans une trappe derrière nous. C’était une seconde banquette de secours aménagée qu’en guise de dépannage. La grande porte étant ouverte Wicca enclencha un rapport à l’aide d’un long manche cranté et les roues arrière se mirent à tourner lentement. Nous avancions quasiment en silence si ce n’est la soupape de régulation de la pression qui sifflait de temps en temps. Elle me regarda, sourit, tira sur ses yeux des lunettes cerclées de cuir, puis poussa un cran de plus et pressa du bout du pied droit une pédale. D’un coup nous fûmes éjectés de l’atelier et nous dévalâmes sans attendre la rue à toute vitesse. Le père poussa un cri de joie comme un enfant sur une balançoire et Wicca guida la machine lancée à vive allure entre les autres semblant être à l’arrêt. Le vent nous fouettait le visage ce qu’elle ne remarqua même pas du fait qu’elle s’était bien protégée. En quelques instants nous atteignîmes une vitesse qui m’était jusqu’alors inconnue et je dus me saisir d’une barre posée à l’horizontale sur la planche de bord. Un coup de volant à gauche, puis à droite et nous voilà partant vers la campagne. J’entendis hurler plus d’une personne et plus d’un avertisseur à notre passage tant elle ne s’inquiétait de rien. La suspension sautait de pavés en pavés à tel point que je doutai même que cet engin en fut équipé.

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