mardi 6 mai 2008

Episode 18

Nous discutâmes jusqu’à ce que l’odeur du repas chauffant dans la cuisine nous tirent de nos réflexions. Mon père n’était pas spécialement du genre loquace, il répondait souvent par un grognement ou un hochement de tête et favorisait plus l’écoute que la parole. C’était dans son tempérament. Tout était comme au ralenti : des actions lentes mais déterminantes, des propos ne sortant qu’au moment opportun et surtout et avant tout un refus d’engagement excepté lorsque cela s’avérait nécessaire. Bien après son décès nombre de personnes me parlèrent de sa jeunesse « tumultueuse », de ses actions politiques pour une meilleure protection des ouvriers de la mine, sa présence dans les comités, mais que tout cela s’était arrêté à ma naissance. Avec le recul je suppose qu’il a pris peur pour mon avenir et qu’il a choisi la voie de la relative sagesse. Dommage qu’il se soit toujours refusé à m’en parler. Quoi qu’il en soit, il me donna quelques réflexions sur le PNE dont une qui revint souvent. A ses yeux, le PNE n’apporterait rien de bon et cela ne pourrait que renforcer la détermination du gouvernement central à interdire et même sanctionner les réunions. En tout état de cause, le parti agissait relativement librement car tous y compris les forces de l’ordre nous avions des membres de nos familles qui descendaient au fond.

J’écoutais le crépitement d’une bûche dans le poêle quand mon père m’invita à lui parler un peu plus en détails de la STEAM. Bien sûr, nous avions déjà faits le tour de la question, mais semble-t-il il fut intéressé par les systèmes de hiérarchie. Je pris le temps de réciter ce que je connaissais, ce qu’était le grade de chacun ainsi que nos limites de compétences, le pourquoi de la sélection, bref je déblatérai tout ce que mon cerveau avait pu engouffrer comme informations en trois mois. Il se mit à rire, me tendit un petit livret froissé et taché et me demanda de le regarder. C’était son carnet de service militaire, celui qu’on lui remit lorsqu’il sortit de six mois de service obligatoire. Lorsque j’entrai à la STEAM ce système de conscription avait déjà été supprimé et mon père avait été de la dernière tournée d’appelés. Avec une espèce de nostalgie il me raconta un peu ses camarades, l’entraînement au fusil ainsi que les soirées de fête malgré l’interdiction et l’extinction des feux. Je me vis alors révisant, devisant avec les autres aspirants, et je ne reconnus pas ce côté festif du service. De toute façon cela m’apparut comme impossible de concilier fête et travail, d’autant que l’enjeu était de taille.
La nuit tomba sans que nous ne nous en rendions compte. Nous retournâmes sur les marches pour y fumer une dernière cigarette et deviser encore un peu avant de nous coucher. Etrange comme rien ne change et pourtant tout semble différent. J’eus un regard attendri sur l’homme qui me traita pour la première fois en égal et non en enfant, et une pensée chaleureuse me traversa l’esprit en songeant à ma mère s’échinant à faire tourner une maison aux maigres revenus. J’observai ma rue vidée de ses badauds, elle semblait si propre, si fière d’exister malgré les difficultés, je la trouvai bien plus supportable et décente que ces quartiers pauvres agglutinés dans les faubourgs de Varia où puanteur, ivresse et chômage régnaient en maîtres. Je lui fis bien entendu part de mes réflexions, ce qui le fit sourire
La pauvreté ce n’est pas honteux, ce qui est honteux c’est de ne rien faire contre mon fils.
Que veux-tu dire ?
Si l’on entretient la pauvreté c’est qu’elle facilite les choses. Un ouvrier qui a faim acceptera plus facilement n’importe quel boulot qu’un ouvrier qui a le choix de pouvoir rester sans bosser.
Mais cela veut dire qu’on les laisse comme ça, sans aide ?
Et pourquoi aider ? Tu crois qu’une ville se nourrit de sentiments ? Barto… tu as vu Varia, ce n’est pas une ville faite pour les pauvres, elle est faite pour ceux qui réussissent ou qui ont un nom à défendre. Toi tu vas peut-être faire mieux que les autres, mais pensent à ceux qui ne peuvent même pas s’offrir le billet de train jusque là-bas. Ma position de lampiste a facilité les choses, mais la majorité ici n’a d’autre perspective que celle de l’école de Ranetta, d’y vivre puis un jour d’y mourir. Ta mère et moi nous ne partirons jamais d’ici, de toute façon pour aller où ?
Tu es triste papa ? Tu dis ça comme si c’était grave de rester ici.
Les mines fermeront quand il n’y aura plus de minerai et tous nous devrons quitter cet endroit. Tôt ou tard si ce n’est pas la mine c’est la poussière qui nous tuera. Un homme meure plus vite ici qu’ailleurs et ce n’est pas parce qu’il se sera mal nourri. En ville, tu meurs de faim, de froid, de violence, ici tu meurs à petit feu. C’est différent voilà tout.

Je me tus en le trouvant bien plus sombre qu’à l’accoutumée. C’était la première fois où je l’entendais parler avec autant de tristesse de ce monde qui fut le mien, de ces miens qui furent mon paysage et de ces terrils qui pour lui n’étaient que labeur et tristesse sans fin. Ils portaient le sang des mineurs péris au fond, la maladie des enfants intoxiqués par les fumées et les larmes des mères obligées de laisser leurs enfants besogner la roche. Je me rendis compte ce soir là que j’avais été un privilégié : jamais je n’avais eu à tenir une pioche ou une pelle et mes seules descentes sur le front de taille furent des visites comme l’on visite un zoo obscur et humide.

Je me couchai le cœur gros avec la sensation de n’avoir pas vraiment compris ce qu’était le monde extérieur. Même à la STEAM nous étions dans le coton, isolés du reste du monde par le devoir, par l’uniforme, par les obligations. Qui étais-je ? Un chien des militaires comme me l’avait dit le père de Wicca. Qu’est ce que je faisais ? Je leur obéissais pour espérer pouvoir manger quelques miettes du gâteau que l’état daignait nous donner. Quant à Térésa… valait-elle mieux que moi ? Elle était entrée dans l’armée par nécessitée plus que par conviction bien qu’elle fût passionnée par ce domaine. J’eus bien du mal à m’assoupir, tournant et secouant mon lit comme je le faisais étant tout gosse. Cauchemars de violence, cette grand-mère me disant mon avenir à travers le passé de son défunt mari, et moi au milieu de ces gens qui me semblaient sereins alors qu’ils ne l’avaient jamais été.
Bien plus tard dans la nuit, alors que mes parents ronflaient bruyamment dans la chambre d’à côté je sortis prendre l’air et fumer à nouveau une cigarette. Les yeux dans les nuages brillant grâce à la lune, j’écoutai le vrombissement étouffé et lointain des puissantes machines à vapeur indispensables au cœur de la mine. Sans arrêt elles tournaient, levaient, creusaient et fouillaient la terre. Petit j’avais crû qu’elles étaient vivantes et qu’elles mangeaient de l’herbe, adulte je me rendais compte qu’elle se gavait de la vie des ouvriers. Etait-ce cela le tribu de l’homme à la machine ? Pourquoi la STEAM ? Mes rêves enfantins de progrès techniques venaient de se heurter aux rides et aux mains calleuses de mon père ainsi qu’aux yeux fatigués et délavés de ma mère. Peu à peu je revis le visage de mes voisins, des enfants plus sales que moi, de ces colonnes de haveurs casqués, les uns propres du matin les autres souillés à leur retour.

Je ne dormis quasiment pas de la nuit et entendis mon père se lever, se débarbouiller dans la grande bassine de terre cuite posée dans la cuisine puis le bruit du verrou se fermant dans l’entrée. Je me levai un peu plus tard puis rejoins ma mère qui m’avait gardé une tasse de thé au chaud. Je m’installai face à elle et sans mot dire elle me regarda avec tendresse et affection. A quoi pensait-elle ? Que j’avais grandi, ou vieilli en un soir plus qu’en un an…>

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